Le Prisonnier de Trafalgar
une de ces accalmies que Janote vint annoncer l’arrivée de visiteurs. Hazembat descendit dans la boutique. C’étaient Stephen et Jenny, accompagnés d’O’Quin.
Il s’arrêta, interdit. Les deux Anglais étaient beaux comme des dieux. Stephen, à quarante ans, avait un port de jeune homme et Jenny surtout resplendissait de toute la gloire de ses vingt ans épanouis. Ses yeux pervenche étaient mouillés de larmes.
— Oh, Hazy ! s’écria-t-elle en se jetant dans ses bras, nous arrivons en un moment bien inopportun ! Comment va votre femme ?
— Elle lutte contre la mort, Jenny. C’est un combat inégal.
— Et l’enfant ?
— Elle se porte bien.
Stephen s’avança et lui donna l’accolade.
— Nous ne resterons que quelques instants, Bernard. Nous voulions seulement être sûrs que tu ne nous avais pas oubliés.
— Vous oublier, vous ? J’en mourrais plutôt ! Tenez, j’ai précieusement gardé le souvenir que vous m’aviez offert !
Il alla chercher dans un tiroir le volume de Byron que Jenny lui avait donné à Lisbonne. Il était tout éculé et maculé après son long séjour dans le sac de fardage, à travers tant d’aventures.
O’Quin s’en empara au passage.
— Une première édition des deux premiers chants de Childe Harold ! C’est un livre qui a de la valeur ! Tu l’as lu, Hazembat ?
— Non.
— Tu devrais. Lord Byron est devenu illustre, bien qu’il ait dû quitter l’Angleterre à la suite d’un scandale.
Il s’absorba dans l’examen du livre.
— Je peux voir votre femme, Hazy ? demanda Jenny.
— Je pense que oui. Elle est calme en ce moment. Pouriquète était en train de donner le sein à la petit e Jeanne. Elle tourna vers Jenny des yeux brillants de fièvre.
— Pouriquète, dit Hazembat, je te présente Lady Jenny Holloway.
Jenny s’avança jusqu’au lit.
— Votre mari m’a beaucoup parlé de vous, madame, dit-elle doucement. Je sais que vous n’êtes pas très bien et je ne veux pas vous fatiguer, mais je tiens à vous souhaiter, à vous et à vos enfants, tout le bonheur du monde.
— Merci, madame, répondit faiblement Pouriquète. Si vous souhaitez mon bonheur, il faut que vous souhaitiez celui de Bernard. Il en a plus besoin encore que moi.
— Il le mérite.
Elles étaient très différentes l’une de l’autre et l’œil d’Hazembat, allant du visage rayonnant de Jenny aux traits émaciés de Pouriquète, cherchait en vain à comprendre la subtile ressemblance qui existait entre elles. L’enfant avait cessé de téter.
— Je peux la prendre ? demanda Jenny.
Elle souleva le bébé dans ses bras, penchant la tête vers le petit visage.
— Elle vous ressemble.
Hazembat ne put s’empêcher de penser qu’elle ressemblait aussi à Jenny.
Plus tard, quand les visiteurs furent partis, Pouriquète eut une autre crise qui la laissa sans forces. Pourtant, dans la soirée, elle ouvrit les yeux et regarda Hazembat qui, assis sur le bord du lit, lui tenait la main.
— Tu n’as pas de chance, murmura-t-elle tendrement, toutes les femmes qui t’aiment en épousent un autre.
— De qui veux-tu parler ?
— De Jenny… Elle t’aime.
— Ne dis pas de bêtises.
— Je ne suis pas jalouse, mais j’ai vu… Veux-tu me faire un plaisir ?
— Bien sûr.
— Notre petite Jeanne, la deuxième…, je voudrais qu’elle porte le nom de Jenny…
Prise d’une dernière et violente convulsion, Pouriquète passa le lendemain à l’aube. Ses derniers mots furent pour dire : « Ma fleur de vanille…, elle est dans le missel…, tu la mettras dans mes cheveux…» Hazembat l’entendit à peine quand il sentit sa main devenir molle sous ses doigts.
Longtemps, il resta à côté du lit. Il songeait à la mort de Betty, monstrueuse et défigurée par la variole. Celle de Pouriquète avait été presque paisible. Il regarda le visage fin et délicat qui avait retrouvé une beauté sereine, mais dont le rayonnement s’était éteint. Saisissant le missel sur la table de chevet, il y trouva la fleur de vanille séchée et jaunie, mais toujours pareille à une étoile. Il la piqua dans les longs cheveux châtains, puis déposa un dernier baiser sur les lèvres encore tièdes.
Il passa les jours qui suivirent dans une profonde prostration. Il ne sortit que pour aller à l’enterrement où
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