Le Prisonnier de Trafalgar
après le départ des officiers, des soldats arrivèrent et les hommes de la Bayonnaise furent rassemblés sur la place du village.
— Nous allons au Ferrol… à pied, annonça Pigache. Il y eut un concert de protestations. La plupart des marins étaient pieds nus.
— Ils disent qu’ils n’ont pas assez d’animaux de trait pour transporter tout le monde.
Il leur fallut une semaine pour faire le chemin. Dès la première étape, Hazembat montra à ses camarades comment confectionner des espadrilles d’herbe sèche, ainsi que lui avait jadis enseigné le curé basque Don Gorka. Mais, dans l’hiver doux et pluvieux de Galice, l’herbe sèche était difficile à trouver le long des chemins embourbés. Ils dormaient nichés au creux de gros arbres ou sous des rochers, trempés et fourbus. Ce qui les consolait un peu, c’était que les soldats de l’escorte n’étaient pas mieux lotis. Le fourgon attelé de mules qui suivait la troupe fut bientôt encombré d’éclopés et de fiévreux qui toussaient à fendre l’âme.
La casemate humide et obscure où on les logea au Ferrol parut un paradis par comparaison. Pigache refusa les quartiers qu’on lui offrait en ville et resta avec l’équipage.
Peu à peu, la vie s’organisa. Le désordre qui régnait dans l’arsenal du Ferrol permettait de chaparder des couvertures et des paillasses.
En furetant autour des chantiers, Hazembat finit par retrouver l’atelier de menuiserie où un cousin de Manœl, le pêcheur de Cedeira, l’avait hébergé une nuit six ans plus tôt. L’artisan se souvenait de lui. Il prêta des outils à Jantet et à ses compagnons qui, avec du bois récupéré, construisirent des sortes de bat-flanc dans la casemate.
Hazembat demanda des nouvelles du village. Manœl s’était perdu en mer l’année précédente et Marna Caria était morte depuis longtemps. La petite Rita était morte, elle aussi, mais Irma avait eu deux autres enfants de Manœl, avec lesquels elle vivait toujours à Cedeira.
L’envie de revoir le village le prit soudain. Personne ne semblait se soucier de leurs allées et venues. En partant tôt le matin, on pouvait être à Cedeira avant midi et rentrer le soir ou même le lendemain.
Hazembat et Jantet se mirent en route par un matin de janvier où une brise d’ouest déchirait par lambeaux les nuages et laissait apparaître des coins de bleu pâle. Les vents coulis se glissaient par les trous des hardes déchirées que leur avait allouées la marine espagnole.
Bientôt, Hazembat reconnut l’herbe rase et la rive rocheuse couverte de varech. Il était un peu moins de midi quand ils atteignirent la maison de Manœl. Un garçon de quatre ans jouait devant la porte. Ses traits ressemblaient à ceux de Manœl, mais ses yeux très bleus étaient ceux d’Irma. Elle parut sur le seuil avec, dans les bras, un autre enfant en bas âge. Elle avait l’air encore très jeune et son visage s’éclaira quand elle vit Hazembat.
Quelques instants plus tard, ils étaient tous trois en train de manger des écuelles de feijada devant l’âtre. Irma parlait d’abondance dans son charabia dont Hazembat ne comprenait, par-ci, par-là, que quelques mots. On la sentait excitée par la présence d’hommes jeunes dans la maison. Sans qu’elle s’en rendît peut-être compte, ses sourires se faisaient aguichants tandis qu’elle coulait des œillades claires tantôt vers Jantet, tantôt vers Hazembat.
Jantet levait souvent les yeux vers elle, fasciné, semblait-il, par la lumière de son regard et l’éclat de son teint sous le hâle. Hazembat n’y était pas insensible, mais trop de souvenirs l’assaillaient pour qu’il y prît garde. Il songea soudain au vieux curé qui l’avait accueilli à Cedeira.
— El cura Don Pedro ? demanda-t-il.
— E morto. Agora o cura é Don Miguel.
Elle regardait Jantet, elle aussi. Ces deux-là avaient envie d’être seuls ensemble.
— Je vais jusqu’à l’église, dit Hazembat.
Don Miguel était un homme jeune, un peu gras, au regard fuyant. Il ne parlait pas français, mais son castillan était intelligible. Il avait entendu parler du sauvetage d’Hazembat qu’on semblait avoir enjolivé de nombre de détails extraordinaires. Il montra dans l’église un retablito qui commémorait l’événement. On y voyait saint Jacques de Compostelle se pencher entre deux nuages pour repêcher un matelot évanoui sur une mer
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