Le Prisonnier de Trafalgar
atteindre la mer libre au-delà du rocher de Nividic.
La navigation dans la Manche fut plus prudente. Passé Cherbourg, la Pomone ne quitta pratiquement plus la côte de vue, voiles parées à larguer et vigies doublées dans les hunes. Le trafic était intense. Tout près du rivage, de gros chalands plats, gréés de voiles à livarde, qui rappelaient un peu les couraus de la Garonne, montaient vers le nord à pleine charge et redescendaient lèges, roulant dangereusement sous la houle.
Ils mouillèrent le 30 mars dans une sorte de port artificiel fait de roches entassées et hâtivement maçonnées. Une centaine d’embarcations de toutes formes et de toutes tailles y étaient encarrassées.
Cinq bâtiments de plus fort tonnage que les autres étaient mouillés à l’entrée du port. Hazembat avait rarement vu d’embarcations plus laides. Sous des voilures de corvettes, cela ressemblait à des plates démesurées. Sur les coques carrées s’ouvraient dix sabords par côté. On se demandait comment, sans quille, de tels bâtiments ne chaviraient pas sous le poids de cette artillerie.
— Ce sont des prames, lui dit Pigache. On s’en sert pour la défense côtière, mais celles-là sont sans doute destinées à escorter les convois jusqu’à la plage anglaise.
On peut charger jusqu’à deux batteries d’artillerie sur chacune.
Les hommes de la Bayonnaise débarquèrent et se rangèrent tant bien que mal sur les pierres du quai. Un lieutenant de vaisseau à l’air revêche survint, suivi d’un gros premier maître. Il répondit brièvement au salut de Pigache et dit en haussant la voix :
— Bienvenue à Wimereux. Je suis le lieutenant Lenoir et c’est moi qui commande la flottille de prames que vous voyez là. Par temps clair, du haut de la falaise, on peut apercevoir la pointe de Dungeness, en Angleterre. Elle n’est qu’à une vingtaine de milles. Ce sont ces vingt milles qu’il faudra faire parcourir à l’immense armée qui est rassemblée autour de Boulogne. Une frégate mettait trois heures à peine pour y aller. Il en faudra au moins vingt aux convois de troupes. Pour tous les hommes qui participeront à l’expédition, ces vingt heures seront le jour le plus long de leur vie. C’est aux prames qu’il appartiendra de les protéger jusqu’au rivage des navires anglais qui parviendraient à forcer le blocus établi par notre flotte aux deux extrémités de la Manche. Vous allez embarquer sous les ordres de votre lieutenant sur la deuxième prame, celle qui porte le nom de Wimille.
Lenoir fit ensuite avancer les hommes un par un, tandis que le premier maître pointait les noms sur une liste.
Quand vint le tour d’Hazembat, le premier maître lut sur sa liste :
— Matelot de l re classe, timonier breveté.
— Avec votre permission, commandant, dit Pigache, il était patron de la chaloupe et faisait fonction de maître d’équipage.
Lenoir haussa les sourcils.
— Rien que cela ! Il y a déjà un vrai maître d’équipage à bord et la prame n’a pas de chaloupe. Il sera timonier.
L’équipage de la Bayonnaise passa les jours suivants à se familiariser avec le Wimille où traînassaient déjà une dizaine de marins désœuvrés. Un très jeune enseigne, du nom de Dubédat, accueillit Pigache à la coupée. Le maître d’équipage était un vieux patron pêcheur de Boulogne, à la peau couperosée et empestant l’alcool. Il s’appelait Lefèvre.
En visitant le navire, Hazembat fut surpris par la place qu’il y avait dans le pont inférieur, pour le moment lesté de sacs de sable. Les batteries étaient montées dans un faux-pont où l’on ne pouvait circuler que cassé en deux. C’étaient des pièces de 24, ce qui donnait à la prame une puissance de feu presque double de celle de la Bayonnaise. La timonerie était en plein vent et le gaillard arrière était à peine surélevé.
C’est le 16 avril qu’eut lieu la première sortie en mer, à la tombée de la nuit. Il s’agissait d’un exercice qui devait amener le convoi jusqu’à mi-route des côtes anglaises.
La mer était relativement calme, mais le ciel moutonneux et le vent instable ne présageaient rien de bon. Sous une jolie brise de sud-ouest, la prame avançait lentement, mais Hazembat, à la barre, la sentait toujours sur le point d’embarder. Précédée par une canonnière, la file des embarcations, lestées à ras bords, commençait à
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