Le Prisonnier de Trafalgar
sortir du port dans le crépuscule. Il y eut une certaine confusion quand il fallut prendre la formation à un mille au large. Aucun des bateaux n’obéissait de la même façon au vent et à la mer.
Pigache fit empanner et hisser un fanal bleu à la nuit close. A quatre encablures devant, on distinguait le feu double qui signalait la position de la prame de tête, commandée par Lenoir. Il sembla que des heures s’écoulaient avant qu’il ne hissât le feu rouge donnant l’ordre de faire route.
C’est un peu avant minuit que le vent sauta à l’ouest, alors que le convoi avait à peine parcouru un tiers de sa route. La rafale était de force moyenne et Pigache savait ce qu’il avait à faire. Il fit prendre deux ris et border plus serré. Hazembat s’apprêtait à mettre la barre un point au vent pour corriger la dérive. Mais la prame réagit de façon tout à fait inattendue. Au lieu de venir au vent, elle se mit à pivoter par tribord.
— Toute la barre au vent ! cria Pigache.
Le mouvement de rotation s’arrêta, mais la prame refusa de se redresser, prenant le vent par le travers et suivant une route exactement perpendiculaire à celle qu’elle suivait jusque-là. Une houle qui se creusait la faisait rouler pesamment. Il y eut un choc par l’avant et des cris. La prame, coupant le convoi, venait de heurter un canot chargé d’hommes. Un autre canot frôla la coque par bâbord.
Du coin de l’œil, Hazembat essaya de distinguer les feux des autres prames. A deux encablures, celle de Lenoir semblait en difficulté, ses fanaux secoués de mouvements fous au milieu d’une mêlée confuse d’embarcations désemparées.
Pigache vint rejoindre Hazembat.
— Tu t’en sens pour un cercle d’évitage ?
— A vos ordres, commandant.
— Bien ! Dubédat ! Lefèvre ! Pare à changer les voiles ! Hazembat ! La barre à rencontrer !
La prame embarda violemment par bâbord, puis s’établit cap à l’est.
— Changez les voiles ! vivement !
C’était le moment critique. Les mains rivées aux manettes, Hazembat ne faisait plus qu’un avec le navire, attentif à ses réactions et aux contraintes qui s’exerçaient sur lui. Au moment où ils sortirent du lit du vent, il retint son souffle. Prise par le travers, la prame était à la merci de la moindre erreur d’appréciation. A coups de barre prudents, il amena la proue face au vent.
— Changez les voiles ! Bâbord amures ! La barre comme ça !
La prame gîta à la limite, furieusement secouée par les lames qui grossissaient de minute en minute. Des paquets de mer balayaient le pont avec des rafales de vent qui pouvaient atteindre quarante nœuds. Calme et lucide à force d’être tendu, Hazembat rencontra légèrement, reprit son cap, puis rencontra encore et finit par stabiliser la prame cap nord-ouest. Droit devant, à une encablure, les deux feux bleus de Lenoir descendirent lentement vers l’eau, puis disparurent.
Quand le Wimille arriva près de la coque retournée, Pigache fit mettre à la mer les deux canots du bord. Une vingtaine de marins furent sauvés, parmi lesquels Lenoir, grelottant et furieux.
— Les Anglais peuvent être tranquilles ! dit-il amèrement. Ils n’ont pas besoin de leur marine pour nous empêcher de traverser la Manche. Le vent y suffit !
Sur son ordre, Pigache lança les trois fusées blanches qui donnaient à tout le convoi l’ordre de retour.
La matinée était déjà avancée quand ils mirent la prame à sec sur une plage voisine de Wimereux.
Il n’y eut pas d’autre tentative. La proclamation de l’Empire occupait les esprits. Hazembat prit assez mal la chose. Jantet, en revanche, débordait d’enthousiasme.
— Un empereur, c’est autre chose qu’une république ! La vraie révolution, c’est maintenant ! Les rois n’auront qu’à bien se tenir, à commencer par celui d’Angleterre !
Prétextant d’une fatigue due à ses anciennes blessures, Hazembat se porta volontaire pour rester de garde à bord pendant que ses camarades allaient danser dans le village de Wimereux, illuminé pour la circonstance. Seuls demeuraient à bord l’enseigne Dubédat et une demi-douzaine d’éclopés.
Il alla se réfugier à l’avant, l’œil perdu vers la côte invisible de l’Angleterre et tournant le dos aux lampions. Cela faisait dix ans qu’il s’était embarqué pour être un marin de la République.
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