Le Prisonnier de Trafalgar
Il évoqua le souvenir de tous ceux qu’il avait vus mourir pour cette République, Lesbats, Roumégous, Verdier et tant d’autres dont il avait oublié les noms. Qu’étaient devenus les membres de la loge des Vengeurs du Peuple qui se réunissaient dans la cale de l’ Argonaute ? Ils avaient voté pour laisser faire Bonaparte lors du 18 Brumaire et, même s’ils avaient tenté de se mutiner, la cause était perdue d’avance. Machinalement, il posa trois doigts en V sur le bossoir : c’était le signe de reconnaissance de la loge. Il haussa les épaules et tira sa cocarde de sous sa chemise. Le bout d’étamine, tout ce qui restait de la flamme de la Bayonnaise, y était encore cousu. Il considéra le rouge délavé, le blanc sali, le bleu fané. A l’intérieur, il y avait les cheveux de Pouriquète.
Pensivement, il posa ses lèvres sur le rond d’étoffe et une amère vague de désespoir souleva son cœur… Partir…, quitter cette comédie absurde et cruelle…, rentrer à Langon pour épouser Pouriquète et reprendre la vie de marinier sur la Garonne… Il avait soif d’eau douce, rassasié jusqu’à la nausée d’eau salée et de sang.
Cette nuit-là, il fut bien près de déserter. Il en fut empêché par le retour à bord de Pigache qui était allé célébrer l’Empire avec les officiers de la garnison de Boulogne.
Il envoya Dubédat se coucher, puis fit les cent pas sur le pont. Il aperçut Hazembat assis sur un rouleau de cordages et vint le rejoindre.
— Ne bouge pas, reste assis. Je ne te dérange pas ?
— Non, commandant.
Pigache resta longtemps accoudé à la lisse, sans mot dire, les yeux perdus dans l’ombre. Puis il dit :
— Si ça peut te consoler, on garde le drapeau tricolore.
Avant de s’en aller, comme distraitement, il posa trois doigts en V sur la lisse. Hazembat sut alors qu’il ne déserterait pas.
Le 16 août, l’Empereur vint en personne au camp de Boulogne. Hazembat accompagna le détachement du Wimille. Il fut frappé de stupeur quand il découvrit l’immense bivouac qui abritait, lui dit Pigache, une armée de cent cinquante mille hommes. Il n’imaginait pas qu’on pût réunir tant de soldats à la fois. Des cavaliers resplendissants évoluaient entre les tentes alignées au cordeau.
Puis vint le moment où un petit homme en bicorne passa au loin sur son cheval, suivi d’une escorte multicolore. Une immense acclamation roula dans la plaine. Bataillon après bataillon, les soldats, rangés comme on ne savait pas le faire dans la marine, levaient leurs shakos ou leurs bicornes en criant : « Vive l’Empereur ! » Hazembat se prit, lui aussi, à lever son chapeau et à crier.
Des cérémonies se déroulèrent trop loin pour qu’on en pût distinguer les détails. C’est seulement à la fin de l’après-midi que vint l’ordre de rompre les rangs. Passant le commandement du détachement à Lefèvre, Pigache prit Hazembat par le bras.
— Il y a là-bas quelqu’un que tu voudras féliciter. Il le conduisit à travers le camp jusqu’à une tente où des officiers sablaient du vin mousseux. Dans la cohue, Hazembat reconnut Leblond-Plassan. Il portait sur la poitrine une étoile au bout d’un ruban rouge. Dès qu’il l’aperçut, l’ancien commandant de la Bayonnaise s’avança vers lui, les bras ouverts.
— Mon fidèle Hazembat le jour où l’Empereur vient de me faire membre de la Légion d’honneur ! Ma joie est complète !
— Je suis bien heureux pour vous, commandant, et je vous félicite.
— C’est tout l’équipage de la Bayonnaise qu’il faut féliciter ! La cour martiale a jugé votre conduite exemplaire. C’est à ce jugement que je dois ma croix…
Il était un peu gris.
— Du Champagne pour mon ami Hazembat ! Nous allons trinquer à l’Empereur !
Le vin piquait le nez et avait un arrière-goût suret qui rappelait celui du txakoli basque de Don Gorka.
— A la Rép… à l’Empereur ! dit Hazembat.
Les préparatifs reprirent de plus belle dans les ports de la Manche. On admettait maintenant qu’il faudrait une longue période de beau temps assuré, auquel cas l’intervention de la flotte serait plus que jamais indispensable pour maintenir à distance les navires anglais pendant la traversée et le débarquement.
Fin octobre, arriva la nouvelle de la capture par une escadre anglaise des quatre galions espagnols rapportant
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