Le Prisonnier de Trafalgar
C’était la première fois qu’il le voyait de la mer et il fut surpris par sa dimension. La face est luisait sous le soleil du matin comme une immense lame de hache posée de travers sur la côte montagneuse. De l’autre côté, la ville et le port étaient encore dans l’ombre.
Il soufflait une forte brise d’ouest dans un ciel entièrement dégagé. Les matelots peinaient sur le pont et dans les hunes pour maintenir la voilure brassée serrée au plus près, mais le navire ne semblait guère avancer.
— Des fois, dit Quilliou, avec un vent comme ça, il faut des jours pour passer le détroit.
La marge de manœuvre était étroite. Si l’on se rapprochait trop de l’une ou l’autre côte, on était à la merci du premier prédateur venu ayant le dessus du vent, soit patrouilleur français ou espagnol sorti de Cadix, soit pirate barbaresque surgi de Tanger.
Les prisonniers furent consignés en bas le reste de la journée. Dans la nuit, le vent souffla en tempête. La coque arrondie du Charon roulait et tanguait brutalement. Aux mouvements du navire, Hazembat comprit que le commandant avait mis à la cape. Le lendemain matin, il n’y eut pas de promenade sur le pont qui devait être balayé par des paquets de mer. De l’eau suintait par les écoutilles fermées. Beaucoup de prisonniers, dans l’air confiné du fond, vomissaient bruyamment. Tard dans la soirée, on distribua de la bouillie presque froide. Ni Orsini ni Quilliou n’y touchèrent. Hazembat se força à avaler la pâte gluante, sachant d’expérience que la nausée était plus supportable sur un estomac plein.
C’est seulement la nuit suivante que le vent mollit. Aux mouvements brutaux et désordonnés succéda le balancement rythmique d’un navire qui fait route.
Au matin, les écoutilles s’ouvrirent et les marines poussèrent les groupes de prisonniers vers les échelles. Le ciel était couvert et l’on ne voyait pas la terre. Le Charon faisait route ouest-nord-ouest au plus près serré, par tribord amures, sur une mer sombre, presque noire. Hazembat emplit ses poumons d’air frais et alla chercher sa ration de bouillie. Smithy était là, sanglé dans sa tunique rouge, bottes cirées et baudrier passé à la terre de pipe.
— Sale temps, dit Hazembat.
— Jean a écrit : « Le vent souffle où il veut », répondit sentencieusement Smithy.
— Nous ne sommes pas près de passer le détroit.
— Cette fois, c’est Luc qui a dit que la porte est étroite.
Le cri de la vigie interrompit la conversation.
— Sail ho ! right on the lee beam !
Hazembat tourna les yeux dans la direction indiquée et, au bout d’un moment, distingua à l’horizon une minuscule tache claire qui apparaissait et disparaissait derrière les crêtes des vagues. Le navire semblait suivre une route convergente, venant du nord-est. Il devait être beaucoup plus rapide que le Charon, car, lorsque la promenade s’acheva, sa coque et ses mâts étaient tout à fait visibles. Deux pavillons montèrent à une drisse du Charon.
— Le signal de reconnaissance, dit Smithy. C’est un des nôtres.
Le vague espoir – mais était-ce vraiment un espoir ? – qu’avait un instant éprouvé Hazembat s’évanouit. Il redescendit dans la galerie avec les autres prisonniers.
Il devait être passé midi quand le Charon mit en panne. Un peu après, il y eut le choc sourd d’une embarcation touchant le bordage, puis un martèlement de pas bottés sur le pont avec des gémissements de sifflets.
Une demi-heure plus tard, Hazembat crut percevoir des éclats de voix, puis, de nouveau, des pas et le coup de gaffe du brigadier de proue dégageant son embarcation. Le Charon reprit sa route, puis changea d’amures et, au balancement coulé de la houle, Hazembat sentit qu’il naviguait grand largue. Si la brise se maintenait d’ouest cela voulait dire qu’il s’éloignait de Gibraltar et s’enfonçait en Méditerranée.
A la promenade du lendemain, le Charon filait nord-est sur une mer clapoteuse à une vitesse qu’Hazembat estima à au moins six nœuds. A une encablure par le bossoir bâbord une grosse frégate sous huniers risés naviguait de conserve. En clignant des yeux, Hazembat put lire le nom : la Minerva. Smithy n’était pas de service. Seul sur la dunette, le maître Langley observait lugubrement la frégate.
Le vent d’ouest tint bon et, le troisième jour, Hazembat
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