Le Prisonnier de Trafalgar
de cette mort lente. Il savait qu’il pourrait y échapper en s’enrôlant dans la marine anglaise qui n’était pas regardante pour les étrangers. Il avait même le sentiment qu’il serait plus fier de porter cet uniforme que celui des vaincus de Trafalgar. Mais il n’était pas question pour lui de servir contre le drapeau tricolore. Napoléon avait conservé l’emblème comme un otage. Il se souvenait des paroles de Pigache à Wimereux : c’était tout ce qui restait de la Révolution.
Le cordonnet auquel était accrochée sa cocarde avait résisté au souffle de la déflagration. Sa main allait souvent la chercher sur son torse couturé. Les couleurs étaient complètement fanées et le tissu s’effilochait. Seul, le bleu de la flamme de la Bayonnaise, cousu au revers, gardait sa teinte, mais une tache de sang brunâtre en couvrait maintenant la moitié.
Fin janvier, Mac Leod vint lui faire ses adieux. Le Tonnant, ses avaries réparées, reprenait la mer.
— Je ne puis plus grand-chose pour toi, matelot. Te voilà sur pied. Je suppose qu’on va t’envoyer à Portsmouth. Tâche de garder un bon moral. Et, si jamais tu viens en Ecosse, souviens-toi qu’il y a des Mac Leod à Dunbar, près d’Edimbourg. C’est là que je me retirerai si je ne me noie pas avant dans le porto ou l’eau salée !
Quelques jours plus tard, Hazembat fut extrait de sa casemate et conduit avec une dizaine d’autres prisonniers jusqu’au môle où un canot les transporta à bord d’un gros bâtiment ventru qui portait le nom de Charon inscrit sur sa poupe. En franchissant l’écoutille, Hazembat découvrit que les ponts inférieurs avaient été évidés entre les deux mâts pour laisser sur chaque bord des galeries superposées où déjà une centaine de prisonniers avaient pris place, assis ou couchés à même les planches. Sur la galerie supérieure, des marines, fusil au poing, montaient la garde et, à chaque extrémité, un pierrier était braqué vers l’intérieur, de manière à balayer les galeries de mitraille en cas de besoin.
Cela rappelait un peu l’ Abigail et ses parcs à esclaves, les chaînes en moins. Hazembat s’installa de son mieux entre deux matelots dont l’un se révéla être un ancien de l ’Argonaute. C’était un de ces paysans bretons que le commandant Guillotin avait dressés au canonnage. Son nom était Quilliou et il avait été pris à Trafalgar lui aussi. L’autre voisin, une sorte de moricaud corse, avait été capturé au large de Bastia. Il parlait mal français et la première chose qu’il dit à Hazembat fut qu’il s’appelait Orsini et qu’il était cousin de l’Empereur.
La plupart des prisonniers provenaient de combats devant les côtes de Catalogne, de Provence et d’Italie. Certains étaient là depuis plusieurs semaines.
— On attend que le bateau soit plein avant d’appareiller pour l’Angleterre, expliqua Quilliou.
Cela prit encore des semaines et Hazembat perdit le compte des jours. La vie à bord suivait un rythme monotone et immuable. Le matin, les prisonniers, par groupes de cinquante, allaient sur le pont recevoir une écuelle de bouillie et, après une demi-heure d’exercice, retournaient nettoyer leur coin de galerie. L’après-midi, vers quatre heures, il y avait une autre distribution de bouillie avec, de temps en temps, un petit morceau de bœuf salé. Entre-temps, on s’occupait comme on pouvait. Orsini enseigna à Hazembat toute une variété de jeux de cartes auxquels il était immanquablement vainqueur.
Les marines n’étaient pas de mauvais bougres quand le sergent ne les regardait pas. Hazembat trouva même le contact avec eux plus facile qu’avec les marins dont beaucoup étaient des Maltais et les autres, pour la plupart, des condamnés qui avaient préféré le service dans la marine au bagne ou même à la corde. L’Amirauté ne mettait évidemment pas ses meilleurs équipages sur ce genre de transports. On voyait rarement les officiers et plus rarement encore le capitaine Bentley, vétéran chenu qui portait une jambe de bois. La dunette était le plus souvent occupée par le maître d’équipage Langley, un grand diable cadavérique au regard de poisson mort.
Un des marines avec qui Hazembat avait pu lier conversation lui apprit que le capitaine Bentley avait perdu sa jambe à la guerre d’Amérique, alors qu’il était jeune lieutenant, et que, n’ayant jamais pu s’élever au
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