Le Prisonnier de Trafalgar
— Tu veux dire…
— Oui, c’est ton fils. Tu vois que tu ne me quitteras pas tout à fait.
— Il le sait ?
— Oui.
Plus tard, en sortant de la case sans avoir revu le visage de Belle, Hazembat aperçut le garçon qui l’observait, à l’écart des autres. Il le rejoignit et s’accroupit auprès de lui. Il n’y avait pas à se tromper sur le gris-vert clair des yeux.
— Bernard, dit-il, je veux que tu saches que je ne t’oublierai jamais.
— Oui… papa.
Le mot frappa Hazembat au cœur. Il serra le petit garçon dans ses bras et lui planta un baiser sur chaque joue.
— Tiens…
Il tira de sa poche le couteau que Lanusquet lui avait donné quand il s’était embarqué sur le Mathurin-Mary trois ans plus tôt.
— Garde-le en souvenir de moi. C’est une bonne lame. Sois toujours franc et droit comme elle.
La Bayonnaise appareilla le lendemain pour la Dominique où elle resta une semaine, puis elle toucha les Saintes, Marie-Galante, la Désirade. Chaque fois, Leblond-Plassan se rendait à terre. Hazembat supposa qu’il apportait les instructions de Lacrosse.
La corvette revint mouiller devant Pointe-à-Pitre le 21 Prairial. Leblond-Plassan se rendit à terre, mais, cette fois, il ordonna à Hazembat de garder la chaloupe prête à retourner au navire. De l’appontement, on pouvait voir que le marché était moins animé et les patrouilles de soldats blancs plus nombreuses. Ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’Hazembat aperçut les trois potences dressées au fond de l’esplanade, à droite de l’église. Il était trop éloigné pour distinguer nettement les corps pendus, mais c’étaient tous trois des nègres et l’un d’entre eux semblait porter les restes d’un uniforme.
Quand Leblond-Plassan revint, il paraissait soucieux. Dès le lendemain, sous les ordres du second lieutenant, l’enseigne Pigache, la chaloupe transporta à terre le dernier contingent des soldats de marine encore présents à bord de la corvette. Puis, le 1 er Messidor, après avoir fait ravitailler le navire, le commandant donna l’ordre d’appareiller.
Le lendemain matin, la Bayonnaise rencontra la bordure d’un ouragan. Leblond-Plassan dut mettre à la cape plein ouest sur une mer démontée. Il y eut quelques blessés dans l’équipage, dont deux timoniers, ce qui conduisit Hazembat à reprendre du service à la barre. Comme le lui avait dit un jour l’enseigne Bottereaux sur le Mathurin-Mary, il fit tout de suite corps avec le navire rapide et léger qui, luttant contre les lames et le vent, répondait comme une chose vivante à chacune de ses sollicitations, éveillant en lui une sorte de plaisir d’amour.
Le troisième jour, le vent mollit et, le soleil ayant reparu, on put faire le point. La corvette vira de bord et fit route est-nord-est.
Ce soir-là, Hazembat retrouva au plat Hugues et Jantet qui avaient passé la journée, l’un à soigner les blessés, l’autre à réparer les avaries causées par la tempête.
— Nous allons sur Saint-Domingue, dit-il, c’est sûr. Hugues hocha la tête.
— L’escadre doit y être. Il est temps d’intervenir. On dit que les Américains et les Anglais ont conclu un accord secret avec Toussaint Louverture. Si nous ne rétablissons pas l’esclavage, et vite, il ne nous restera qu’à plier bagages !
L’escadre, en effet, était mouillée en rade de Port-Républicain, ci-devant Port-au-Prince. La Bayonnaise fit les saluts réglementaires, puis des pavillons multicolores montèrent à la corne d’artimon, échangeant des messages avec le navire amiral.
Peu après, Leblond-Plassan commanda la chaloupe pour s’y rendre. L’aide de camp de l’amiral l’attendait à la coupée, le visage tendu.
Quand il fut rentré à bord, Leblond-Plassan fit appeler Hazembat.
— Demain matin, tu feras armer la chaloupe et le canot et tu iras à terre avec le lieutenant Pigache embarquer une compagnie de soldats que nous allons transporter à la Guadeloupe.
— Bien, commandant… Commandant, est-ce que je peux vous demander quelque chose ?
— Parle.
— C’est vrai qu’on va rétablir l’esclavage ?
— Pratiquement, c’est déjà fait. On n’attend plus que la confirmation de Paris et cela ne saurait tarder. Ici, à Saint-Domingue, Toussaint Louverture arbore encore le drapeau tricolore, mais il s’est fait nommer gouverneur à vie.
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