Le Prisonnier de Trafalgar
révéla un excellent marin. Comiquement vêtue d’un suroît trop grand enfilé sur sa robe longue, elle jouait son rôle à bord avec une habileté et une efficacité étonnantes, remplissant les mille menues tâches qui ne demandaient pas du muscle. Hazembat ne put même pas l’empêcher de grimper au grand mât avec Robert Murdoch. Elle était souvent la première à signaler la légère décoloration de l’eau qui trahissait la présence d’un banc de poissons.
Encouragés par le beau temps, ils allèrent jeter leur filet presque en haute mer, entre Crail et l’île de May. Une petite brise de sud-est amenait un air relativement sec et presque tiède.
Le soir, Hazembat aimait aller s’accouder au pavois, à l’angle de la dunette, songeant à Lucy. C’était là qu’il l’avait pour la première fois embrassée quelques mois plus tôt. Et puis il y avait eu les deux folles nuits, l’une en mer, l’autre dans la chambre faussement nuptiale. Ensuite, plus rien, même pas un signe de reconnaissance. L’amour faisait faire d’étranges choses. Il se disait que Lucy devait être un peu folle, mais en même temps il comprenait sa folie.
Le troisième soir, il en était là de ses pensées quand un bruit lui fit vivement tourner la tête. Une ombre déboucha du couloir des cabines.
— C’est vous, Hazy ?
Jenny portait toujours son suroît sur sa robe longue. Elle vint s’accouder au pavois à côté de lui. Un reflet de la lanterne de timonerie éveillait la blondeur de ses cheveux, juste à hauteur de l’épaule d’Hazembat.
Ils restèrent longtemps silencieux, les yeux perdus dans l’obscurité. Un minuscule point lumineux à l’horizon indiquait l’emplacement du port de Crail.
— Hazy, dit-elle soudain, qu’y a-t-il entre Miss Rowan et vous ?
Pris par surprise, il ne sut que répondre.
— Il y a quelque chose, je le sais, insista-t-elle.
— Je vous assure, Jenny…
Elle tourna la tête vers lui et ses prunelles claires luisant dans l’ombre le fixèrent droit dans les yeux.
— Devant la porte de ma chambre, à Edimbourg, il y a une planche du parquet qui craque particulièrement fort. Vous avez passé la nuit de Noël avec elle, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
— Je ne vous demande pas ce que vous avez fait avec elle. Je suis assez grande pour en avoir une idée, mais il y a une chose que je veux savoir : est-elle votre maîtresse ?
— Pas vraiment, Jenny…
— Vous l’aimez ?
— Non et elle ne m’aime pas non plus. Elle aime son mari qui est mort.
Elle détourna son regard et se tut un long moment, puis, presque à voix basse, elle demanda :
— On peut faire… ce que vous avez fait avec elle, sans aimer ?
— On peut, oui…
Comme elle baissait la tête, apparemment choquée par sa réponse, il ajouta :
— On le fait, mais ce n’est pas la même chose que quand on aime.
— C’est comment ?
Pour le coup, il resta muet. Il savait au fond de lui-même qu’il s’était parfois posé la question, mais comment expliquer à une adolescente ce que lui, un homme mûr, ne percevait que confusément ? Il n’y avait pas de mots pour exprimer ce qu’il avait ressenti pour Belle, pour Pouriquète, pour Betty même, ni pour toutes ces filles entre les bras desquelles il avait cherché un simulacre de tendresse, un recours contre-la solitude ou simplement un assouvissement de son désir de vivre.
Elle pleurait. Il tendit le bras autour de ses épaules secouées par les sanglots et l’attira contre lui. Elle vint nicher sa tête contre sa poitrine. Il lui fallut faire un effort pour réprimer l’émoi qu’éveilla en lui le contact du jeune corps tiède et frêle comme celui de Pouriquète quinze ans plus tôt.
— Pourquoi me demandez-vous cela, Jenny ?
Le visage qu’elle leva vers lui était baigné de larmes.
— Hazy, croyez-vous qu’on puisse le faire avec un mari qu’on n’aime pas ?
— Mais vous n’êtes pas mariée, Jenny !
— J’aurais seize ans l’année prochaine. C’est l’âge auquel on marie les filles comme moi.
— Comme vous ?
— Avec un titre, mais sans parents et sans fortune. Quand Uncle John aura disparu, mon tuteur, Sir Hew, s’empressera de se débarrasser de moi en me mariant à quelque gros squire goutteux et ivrogne.
Il éclata de rire et lui serra l’épaule d’un geste bourru
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