Le prix de l'indépendance
pourchassons.
Il y eut une longue période de silence relatif durant laquelle il me sembla que le navire tirait un bord mais je ne l’aurais pas juré. Hickman était peut-être effectivement aux trousses du Teal .
Nous entendîmes soudain des cris d’alarme et des exclamations de surprise, puis le navire se souleva brusquement, nous projetant de nouveau au sol. Cette fois, j’atterris sur Abram. J’ôtai délicatement mon genou de son ventre puis l’aidai à se redresser en position assise, haletant.
— Qu’est-ce que… commença-t-il.
Une nouvelle secousse nous renvoya sur le plancher, suivie d’un grincement de poutres terrifiant. On aurait dit que le navire allait se désintégrer.
Il y eut des hurlements sauvages et un tonnerre de pas précipités au-dessus de nous.
— Ils nous abordent ! murmura Abram.
Je l’entendis déglutir. Je glissai une main dans la fente de mes jupons et serrai le manche de mon couteau pour me donner du courage, scrutant les ténèbres devant moi comme si cela allait m’aider à mieux entendre.
— Non, chuchotai-je. C’est nous qui les abordons.
En effet, les bruits de course au-dessus de nous avaient cessé.
Mais pas les cris. Même étouffés par la distance, je percevais la note de démence qu’ils contenaient, l’euphorie de la foliefurieuse. Il me sembla distinguer un cri strident de Highlander mais ce devait être mon imagination.
— Notre Père qui êtes aux cieux… Notre Père qui êtes aux cieux…
Abram priait à voix basse, achoppant sur le début de la première phrase. Je serrai les poings et fermai les yeux avec force, me concentrant comme si la seule force de ma volonté pouvait les aider.
Mais nous étions tous les deux aussi impuissants.
L’espace d’un moment qui dura une éternité, nous entendîmes des bruits étouffés, des tirs sporadiques, des coups, des grognements, des cris. Puis plus rien.
Je devinai le visage d’Abram tourné vers moi avec un air interrogateur. Je serrai sa main.
Soudain un canon tonna avec un fracas qui ébranla le pont au-dessus de nous. Une onde de choc se répercuta dans la cale, si puissante que je crus que mes tympans allaient se déchirer. Une autre suivit, puis le sol se souleva et s’inclina. Un étrange boing courut de poutre en poutre. Je secouai la tête, me pinçai le nez et soufflai. Mes oreilles se débouchèrent enfin et j’entendis des pas sur un côté du navire. Se déplaçant lentement.
Je bondis sur mes pieds, hissai Abram sur les siens et le poussai vers l’échelle. J’entendais un bruit d’eau, non pas les vagues battant les flancs du navire mais un bouillonnement, comme de l’eau se déversant dans la cale.
L’écoutille avait été rabattue mais pas fermée au loquet. Je la poussai d’un coup sec des deux mains, manquant perdre l’équilibre et tomber à la renverse et heureusement sauvée par Abram qui soutenait mes fesses de son épaule frêle mais solide.
— Merci, monsieur Zenn.
Tendant une main derrière moi, je l’attrapai et le tirai à l’air libre.
La première chose que je vis, ce fut le sang sur le pont. Il y avait des blessés mais Jamie n’était pas du nombre. Puis je le vis, lui, accoudé avec d’autres aux vestiges du bastingage à moitié emporté. Je me précipitai pour voir ce qu’ils regardaient et aperçus le Teal à quelques centaines de mètres.
Ses voiles battaient mollement et ses mâts paraissaient curieusement inclinés. Puis je me rendis compte que le navire lui-même penchait, sa proue à moitié hors de l’eau.
— Que je sois pendu ! s’exclama Abram. Il s’est échoué sur un récif.
— Nous aussi mais moins gravement, l’informa Hickman. La cale prend-elle l’eau, Abram ?
Avant qu’Abram, perdu dans sa contemplation du Teal , puisse réagir, je répondis à sa place :
— Oui. Avez-vous des instruments médicaux à bord, capitaine ?
— Si j’ai quoi ? Ce n’est pas le moment de…
— Je suis médecin, l’interrompis-je. Et vous avez besoin de moi.
Un quart d’heure plus tard, je me retrouvai à nouveau dans la petite cale en proue où je m’étais réveillée de mon évanouissement, celle-ci ayant été désignée comme infirmerie.
L’ Asp n’avait pas de médecin de bord mais possédait néanmoins une petite pharmacie : une bouteille de laudanum à moitié vide, une lancette et une cuvette à saignées, une grande pince, un bocal de sangsues mortes et desséchées, deux scies à amputer rouillées, une
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