Le prix de l'indépendance
derrière lui coïncida très exactement avec la pression du canon d’une arme à feu dans le creux de ses reins. Il se figea. L’arme se retira un instant, puis s’enfonça dans son dos avec une force qui lui brouilla la vue. Il eut un grognement guttural et se cambra mais, avant qu’il ait pu protester, des mains calleuses lui saisirent les poignets et les tirèrent en arrière pour les lier prestement.
— Te fatigue pas pour rien, dit une voix grave et éraillée. Pousse-toi de là que je le bute.
— Attends un peu, répondit une autre voix tout aussi grave mais moins hargneuse. C’est qu’un gamin. Et joli comme tout avec ça !
Il se raidit en sentant une main rêche lui caresser la joue.
— Si tu voulais vraiment le tuer, sœurette, ce serait déjà fait. Tourne-toi, mon garçon.
Il se retourna lentement pour découvrir qu’il avait été capturé par deux vieilles femmes, aussi petites et trapues que des gnomes. L’une d’elles, celle qui tenait le pistolet, fumait la pipe. Quand elle lut l’ébahissement et le dégoût sur ses traits, ses lèvres minces se retroussèrent, révélant des chicots jaunâtres.
— Ma foi, c’est vrai qu’il est chou mais c’est pas une raison. D’un autre côté, ça vaut-y vraiment la peine de gaspiller des munitions… ?
Retrouvant un peu d’aplomb, William tenta une opération de charme.
— Madame, je crains que vous ne vous mépreniez. Je suis un soldat du roi…
Les deux harpies éclatèrent d’un rire grinçant.
— Pas possible ! dit la fumeuse de pipe. Et nous qui t’avions pris pour le préposé aux latrines !
— Tu ferais mieux de te taire, fiston, l’interrompit sa sœur. On te fera pas de mal tant que tu te tiens tranquille et que tu la fermes.
Elle le regarda de haut en bas non sans une certaine compassion.
— Tu as fait la guerre, hein ?
Sans attendre de réponse, elle le poussa en arrière et il tomba assis sur un rocher. Celui-ci était couvert de moules et d’algues mouillées, et il en déduisit qu’il ne se trouvait qu’à quelques pas de la mer.
Il se tut. Non par peur des deux femmes mais parce qu’il n’y avait rien à dire.
Il se concentra sur les bruits de l’exode. Impossible de dire combien ils étaient ni depuis combien de temps ils étaient là. Rien de ce qu’il entendait ne lui était utile. Ce n’étaient que les paroles hachées d’hommes affairés, des marmonnements agacés ponctués, de temps à autre, par un rire nerveux.
Le brouillard se dissipait au-dessus de l’eau. Il les voyait clairement à présent ; ils n’étaient qu’à une centaine de mètres. Une minuscule flotte de barques et de doris avec, ici et là, un ketch de pêche allait et venait sur une mer d’huile. Le nombre des hommes sur la grève diminuait régulièrement, les fuyards gardant une main sur la crosse de leur pistolet et jetant des regards nerveux par-dessus leur épaule, de crainte sans doute d’être poursuivis.
Si seulement ils savaient ! pensa amèrement William.
Pour le moment, son propre avenir lui importait peu. L’humiliation d’assister impuissant à la fuite de toute l’armée américaine et la perspective de rentrer au camp et de raconter son aventure au général Howe étaient si mortifiantes que les deux sorcières pouvaient bien le faire cuire et le manger… Il s’en fichait.
Absorbé par la scène sur la berge, il ne lui était pas encore venu à l’esprit que, s’il pouvait voir les Américains, ces derniers pouvaient le voir en retour. De fait, continentaux et miliciens étaient tellement concentrés sur leur retraite que personne ne le remarqua… jusqu’à ce que l’un d’eux se retourne et semble chercher quelque chose du regard le long de la plage.
Il se raidit puis, après un coup d’œil vers ses compagnons occupés ailleurs, marcha droit vers William d’un pas décidé.
— Qu’est-ce que c’est que ça, mère ? demanda-t-il.
Il portait l’uniforme des continentaux. Il était aussi trapu que les deux femmes mais nettement plus grand et, si sonvisage était calme, ses yeux injectés de sang étaient animés par toutes sortes de calculs.
— On a été à la pêche, répondit la fumeuse de pipe. On a attrapé ce petit poisson rouge mais on se demande si on va pas le rejeter à l’eau.
— Ah oui ? Pas tout de suite alors.
William s’efforça de prendre l’air le plus féroce possible.
L’homme regarda le mur de brouillard derrière lui.
— Il y en a beaucoup
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