Le prix du secret
l’air de ne jamais manger à leur faim.
Il avait raison. Plus nous avancions, plus j’étais frappée par la pauvreté des villages et des terres. Les gens qui venaient à la porte de leur chaumine ou se redressaient, dans les champs, pour nous voir passer, étaient maigres et en guenilles. Nombre d’entre eux avaient les pieds nus.
Par contraste, nous étions bien en chair et richement vêtus. Certes, Dale avait une apparence singulière parce que, montant à califourchon, elle portait des hauts-de-chausses ; cependant, ses habits étaient de bonne qualité et ses bottes cirées. Ma robe d’amazone rouille, complétée par un feutre et un manteau vert sombre, le velours noir de messire Blanchard, brodé d’or et orné d’une collerette en voile crème, les pourpoints en peau de buffle et les casques luisants des hommes nous donnaient une allure princière, comparés aux villageois. Certains d’entre eux nous fixaient d’un air peu amène, et quelques femmes poussèrent leurs enfants à l’intérieur des maisons.
Nous vîmes encore d’autres signes de violence, dont je discutai avec Luke Blanchard. Je ne pouvais l’aimer, car sa méchanceté passée me restait sur le cœur. Cependant, puisque j’avais accepté d’accomplir ce voyage avec lui, à tout le moins je devais me montrer polie, ce qui supposait d’alimenter la conversation de temps en temps.
— Ces gens ont l’air de nous envier nos vêtements et nos montures, commentai-je, mais ils sont aussi très effrayés. Avez-vous vu ces femmes se réfugier chez elles sitôt qu’elles nous ont aperçus ? Et malgré le blé qui blondit dans les champs, je doute qu’ils mangent beaucoup de pain. J’imagine que les seigneurs vendent le grain pour acheter des armes et payer les soldats.
Blanchard, qui avait choisi un grand cheval proportionné à sa haute taille, baissa les yeux vers moi et dit, à ma grande surprise :
— Vous m’étonnez, Ursula. On n’attendrait pas tant de réflexion de la part d’une jeune femme. Vous avez raison, bien sûr. Il me tarde que ce voyage finisse.
Il grimaça et porta la main à son estomac.
— J’ai toujours aussi mal. Trouvons bien vite une autre auberge et faisons halte jusqu’à demain. Cela nous retardera, mais je ne pourrai rester en selle beaucoup plus longtemps.
L’auberge était sise dans une petite ville prospère, qui devait son nom, Saint-Marc, à l’église normande occupant un côté de la place du marché. Les toitures d’une abbaye étaient aussi visibles, au-delà.
À Saint-Marc, l’atmosphère était tendue comme partout ailleurs. Çà et là, des gens discutaient en petits groupes, secouant tristement la tête ou acquiesçant d’un air surexcité. Mais dans l’ensemble, les affaires semblaient se dérouler comme à l’accoutumée. Des volutes de fumée montaient des cheminées, sur les toits de chaume ou de tuiles. À en juger par l’avoine et les détritus jonchant la place, un marché s’y était tenu récemment.
L’auberge, de l’autre côté, avait un toit tout rouge. Elle était grande, avec des tables à tréteaux et des bancs dans une avant-cour, une entrée voûtée et une joyeuse enseigne où l’on voyait caracoler un cheval jaune. On n’était encore que l’après-midi, bien avant l’heure où les voyageurs commencent à affluer en quête d’un abri. Au Cheval d’or, pensions-nous, on nous accepterait sûrement.
Mais, à ma vive contrariété, Blanchard prit derechef sa voix de stentor pour nous annoncer tels les plus augustes personnages qui eussent franchi ces portes et, de nouveau, il suscita l’ire de l’aubergiste. Harvey s’en mêla, donnant des ordres en très mauvais français, ce qui n’arrangea pas la situation. Jean Charpentier, propriétaire du Cheval d’or, ne s’accordait guère avec son enseigne. Ce n’était pas un hôte jovial et rubicond, mais un homme maigre et désenchanté, dont le gilet de cuir révélait une chemise crasseuse. L’air grincheux, il semblait prendre un malin plaisir à refuser du monde, en particulier les Anglais arrogants.
Ryder tenta de l’apaiser, mais comme son français était pire encore que celui d’Harvey, son intervention ajouta la confusion à l’irritation. J’étais la seule autre du groupe à connaître la langue. Je l’avais apprise avec mes cousins, puis j’avais fait des progrès auprès de Gerald, qui la parlait à la perfection comme tous les Blanchard, et m’avait encouragée
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