Le règne des lions
ses dents en resserrant d’un cran la ceinture à sa taille. Elle n’était pas finie. Loin s’en faut. Et plus encore depuis que mon sang coulait en ses veines. Chaque jour davantage renaissait la femme derrière la mère. Une femme mature, certes, aux yeux griffés de ridules et aux paupières alourdies, à l’arrondi du visage plus marqué, mais bien moins que d’autres en vérité. La bouche n’avait rien perdu de sa sensualité, les pommettes, hautes, de leur rebond, et si quelques rides les caressaient, c’était pour mieux souligner l’intensité d’un regard plus que jamais empreint de fierté. Comme sur ma propre silhouette, le temps semblait retarder son emprise. Ne lui restait plus qu’à redonner ardeur à ce que son cher époux avait consumé.
— Ce qu’il me faudrait, c’est un amant, lâcha-t-elle un soir dans une moue pensive, alors qu’assise devant un miroir elle me laissait sagement appliquer une teinture sur sa chevelure pour en foncer les rares cheveux blancs.
Je suspendis mon geste, un sourire moqueur aux lèvres.
— Ventadour ?
Elle haussa les épaules.
— Il a beau continuer à m’appeler sa dame en cansoun, je doute qu’il accepte de se contenter de si peu quand tant d’amour nous a, hier, liés.
— N’éprouves-tu plus rien pour lui ?
Elle soupira.
— Si fait, tu le sais bien, mais Henri était si parfait ! Attentionné et généreux, inventif et déroutant, parfois tendre, aussi tendre que tu l’étais, puis brutal… Non, animal. Animal serait plus juste. Tu vois, comme un fauve qui prendrait son temps avant de fondre enfin sur une proie et de la faire sienne. Il me laissait épuisée, anéantie de plaisir ou de désir quand il décidait de jouer et qu’il me contraignait à la patience…
Elle claqua des mâchoires sur un démon invisible avant d’ajouter tristement :
— Que Dieu me damne, Loanna, mais il me retournait le cœur, les sens et l’âme… Et cela me manque infiniment, en vérité.
Je posai mon pinceau dans une petite bassine d’eau tiède, sur la table que Camille m’avait dressée, juste à côté du bol de teinture ocrée. Ainsi masquée par les pigments qui débordaient légèrement sur son front et lui plaquaient les mèches vers l’arrière, elle possédait un charme indéfinissable, presque masculin. Troublant.
— Crois-moi ma reine, il ne te sera pas difficile de prendre un autre homme dans tes filets. Vois par toi-même, ce nez droit et fin, ce regard perçant sous l’émeraude, ce sourire à croquer…
Elle en convint d’une grimace à son reflet avant de tordre la bouche.
— Ce n’est pourtant pas dans nos proches que je le trouverai ! Ils ont tous l’âge de raison.
— Le nôtre, je te le rappelle.
— Parce que tu te sens de raison, toi, Loanna de Grimwald, dont les gémissements parviennent chaque nuit ou presque jusqu’à ma couche…
— Jaufré est en bonne santé.
Elle singea mon air satisfait.
— Jaufré est en bonne santé, gnagnagna… Et c’est tant mieux ! Pour autant, cela ne résout pas mon dilemme. S’ils ne sont pas trop vieux pour me béliner, les hommes que je côtoie me sont trop familiers. Ils se gobergeraient et je refuse tout scandale qui puisse retirer ses torts à Henri. Sans compter que les enfants grandissent et leurs oreilles aussi. Pour eux, je dois m’afficher irréprochable.
— Si je comprends bien, ma reine, il te faut du sang neuf.
Son menton se tendit de l’avant dans un mouvement de défi.
— Oui et, crois-moi, je finirai bien par le trouver !
Tandis qu’elle se confortait de cette idée sans pour autant rencontrer l’être tant convoité, en Aquitaine où les rumeurs de l’infidélité du roi filtraient peu à peu, les petits barons grincheux fourbissaient les armes du ressenti. Plier devant un homme qui faisait si peu cas de leur duchesse ? Eux qui se trouvaient à peine capables d’admettre le joug de la vassalité ? Fi donc… Si l’Anglois ne se montrait plus, les guerres intestines enfleraient. Bien vite, Aliénor le constata. Elle avait besoin d’autorité pour tenir ses gens. La femme qu’elle redevenait devait se doubler d’une guerrière, impitoyable, affermie. Dans la froidure ou le brouillard qui montaient de l’estey, sous la pluie ou le soleil, les abords du castel de Blaye devinrent le siège de jeux d’armes et d’adresse. Combats à l’épée émoussée, au sol, à cheval, piqués de quintaine, courses
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