Le règne des lions
d’obstacles, prouesses de chevauchées. Fille ou garçon de nos enfants, aucun n’y échappa et moins que les autres Richard, destiné au duché d’Aquitaine.
— Un jour viendra où vous devrez apprendre à survivre… Cessez de pleurnicher, Mathilde !… Les égratignures d’aujourd’hui vous seront des baumes demain si votre terre est en flammes, vos gens ouverts, vos richesses pillées… Mathilde ! Allez-vous entendre ? Que croyez-vous damoiselle ? Que votre futur époux s’accordera entièrement à votre sécurité ? Nenni, damoiselle. C’est un rustre ! Un rustre de vingt-huit ans votre aîné auquel vous devrez pourtant donner des héritiers et, à sa mort, vous battre ! Vous battre pour imposer votre volonté. Alors, mouchez votre nez, ajustez votre cotte de mailles et relevez le menton !
Mathilde, du haut de ses dix ans, mouchait son nez, ajustait sa cotte de mailles et relevait le menton, tout comme le petit Geoffroy, huit ans, et la petite Eléonor, cinq ans, qui singeaient les grands. Ces grands qui, eux, accordaient une attention particulière à leur mère ou leur reine. Elle les impressionnait, leur donnait la dimension de leur rang. La noblesse de leur race. Ils ignoraient ce qui avait provoqué ce changement en elle, cette transformation de la mère en femme de cour et de la femme de cour en furie guerrière, échevelée par le combat, provoquant la pique ou les larmes pour les obliger à se relever. Encore et encore. Et à aller de l’avant.
— Avancer, c’est survivre, combattre, c’est survivre ! Souffrir, c’est survivre ! Mais survivre n’est pas suffisant ! J’attends davantage de chacun de vous. J’attends que vous viviez. Que vous imposiez votre marque dans l’Histoire !
Elle montrait la bannière déroulée à sa fenêtre, ajoutait, vindicative, en martelant l’herbe devant leur rang parfait :
— Je veux que l’on se souvienne de chacun de vous comme de l’un de ces lions dressés.
Ils ne se posaient plus de questions, alors. Ils ramassaient leurs armes et, comme Denys de Châtellerault l’avait autrefois fait pour elle, Aliénor les entraînait.
Elle ne leur autorisait aucune plainte, subissait l’œil noir de sa fille sans sourciller.
— Un jour, tu me remercieras de t’avoir appris à ravaler tes larmes ! disait-elle.
Mathilde baissait la tête sur sa rancœur, persuadée pourtant au fond d’elle que sa mère disait vrai.
40
L a matinée épuisée, Aliénor nous concédait enfin du repos. Il commençait par un déjeuner copieux dans la salle à mangeaille aux modestes proportions du castel. Jaufré refusant là les usages de la cour, les enfants partageaient notre repas. L’occasion de revenir sur les exercices du jour, de rire, de se moquer gentiment les uns des autres et, pour Aliénor, surtout, qui entre Jaufré et moi présidait la tablée, de nous unir tous et durablement.
L’après-midi la voyait s’isoler avec Mathilde, revenue à la gaîté. Aliénor la formait aux coutumes de la cour germanique où elle devrait résider, renouant avec elle cette complicité qu’elle avait volontairement brisée quelques heures plus tôt. La mère se préparait à la déchirure, inévitable, qu’Henri, pour tenter de perdre Becket, avait provoquée. Mathilde devrait bientôt rejoindre son futur époux, le duc de Saxe. Qui mieux qu’Aliénor, mariée contre son gré à Louis de France, savait combien seraient difficiles les premières heures de cet hyménée ? Elle caressait les boucles de jais de sa fille, plantait son regard dans le sien, en amande, et, refusant de lui mentir, lui parlait de courage, de force, d’abnégation pour la suprématie de l’empire Plantagenêt. Je me souviens de cet échange qu’elles eurent un après-midi où je m’étais jointe à elles pour évoquer la couleur de son trousseau. Devant les énièmes arguments de sa mère, Mathilde avait soupiré :
— Mais avec père, n’est-ce point un mariage d’amour avant que d’intérêt ?
Aliénor avait senti son cœur s’émietter. Rien pourtant ne trahit sa souffrance. Elle s’arma d’un sourire et d’un haussement d’épaules.
— Je fus reine deux fois, ma fille, et, par deux fois, c’est ma terre qu’on a aimée. L’amour, le véritable, celui qui te tiendra éveillée, prête à toute folie pour un geste interdit, dormira à jamais dans le secret de tes rêves. Tu le croiseras. Oui, tu le croiseras. Peut-être y succomberas-tu,
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