Le règne des lions
mais je ne te le souhaite pas, car il t’arrachera le cœur puis l’âme, pour finalement t’enlever la seule chose d’importance. Le pouvoir, Mathilde. Le pouvoir. En lui seulement tu trouveras ta vérité. Car tu es femme. Et, privée de pouvoir, une femme en ce monde n’a pas le droit de cité.
Je m’étais interposée, les tissus à teindre sur mon avant-bras :
— Ta mère a raison, Mathilde, ton rang t’impose des devoirs. Mais, une fois que tu seras débarrassée de cet époux qui se contentera de soupirer à tes côtés, un autre viendra que tu pourras choisir par toi-même, autant d’intérêt que d’amour. Lors, tu devras te battre pour le garder.
Aliénor m’avait couverte d’un œil de reproche que Mathilde ne vit pas. Elle s’était jetée dans les bras maternels, s’y était bercée de tendresse avant qu’Aliénor ne la repousse délicatement.
— Suffit pour ce jourd’hui, damoiselle. Il te faut, comme moi, apprendre à t’en passer.
Au fil de ces jours que Blaye protégeait, Mathilde grandissait, se durcissait, se préparait à son destin. Consciente qu’elle était un maillon de l’édifice complexe d’une famille qu’Aliénor, la toute première, avait construite de son sang et de sa fierté.
L’après-midi était pour Richard, Eloïn et mon Geoffroy le temps d’autres jeux. Ils formaient un trio inséparable et plus encore depuis qu’ils avaient laissé leurs amis derrière eux. Cette complicité se renforçait de leurs face-à-face armés. Eloïn y participait par jeu. Guerroyant d’instinct, elle faisait peu cas des armes mais elle aimait la présence de Richard, la sueur de Richard, l’œil de Richard, et corrigeait autant qu’Aliénor sa posture, sa gestuelle, non pour ajuster sa frappe, mais pour la parer de fluidité et de panache. Son frère, du coup, bénéficiait de son enseignement et, comme Richard, s’y appliquait. En quelques semaines d’entraînement, tous deux avaient forcé l’admiration de ma fille et de ma reine. Quant à Eloïn, elle s’essoufflait dans ces mêmes gestes qu’Aliénor m’obligeait, à ses côtés et à ceux de Jaufré, à perfectionner.
Pourtant, j’aimais les regarder. L’un affichait neuf ans, l’autre treize. Qui ne les connaissait aurait eu du mal à déterminer lequel des deux garçons était le plus âgé. Richard possédait la carrure de son père, la même tignasse flamboyante, le même regard, entre la délicatesse et l’autorité. Mon Geoffroy avait hérité de Jaufré son allure fluette, sa gracilité et sa voix, longtemps camouflée par les tonalités de l’enfance. En muant, elle s’était révélée chaude, profonde, veloutée, égale à celle de Jaufré. Une fois les exercices physiques terminés, ainsi que l’enseignement du connétable Saldebreuil de Sanzey suivi par Richard, mon époux les prenait tous trois dans la salle de musique. Je me glissais dans leur sillage, ombre discrète, pour me rassasier d’eux quatre. Car la musique naissait des instruments caressés, montait sous les solives de la pièce et m’emplissait d’une lumière oubliée. Pourtant, Jaufré ne chantait plus dans cette pièce, il écoutait. Comme moi, il écoutait son fils. Il écoutait sa voix d’hier et en refleurissait ses jardins. Nos jardins de lumière. Loin de s’en contenter, il y invitait celle d’Eloïn, pure comme un diamant. Puis encore celle de Richard, grave, prenante, harmonieuse, malgré son jeune âge. Et c’était un accord parfait dans lequel, en bout de souffle, il abandonnait lui-même quelques notes d’un timbre redevenu limpide parce que apaisé.
Nous étions tous rompus à ces mois d’existence blayaise, entre la détermination guerrière d’Aliénor, les enseignements plus ou moins légers, les jeux des plus jeunes, les discussions politiques des plus âgés, les longues chevauchées, les obligations de seigneuries, les veillées, et tant d’autres moments privilégiés, lorsque nous parvint une nouvelle insensée.
Henri venait de s’allier au comte de Toulouse pour le protéger de la colère du roi de France. Etait-ce parce qu’il se trouvait alors en la même situation que lui, bien qu’il n’en eût pas franchi la limite ? Toujours est-il que le plus farouche des ennemis d’Aliénor venait de répudier la sœur de Louis de France, son épouse, pour convoler avec celle du comte de Provence dont il était follement épris. Aliénor n’y vit qu’un outrage supplémentaire, sans
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