Le règne des lions
soulier battit le parquet, résonnant dans le corridor au rythme sourd des battements de mon cœur, mes pensées allèrent d’elle à lui, de Guenièvre à l’emperesse, de l’emperesse à Wilhem du Puy du Fou et de Wilhem du Puy du Fou à Jaufré. Lequel avait été le gardien de la vérité ? L’envie d’en chercher davantage, de rattraper Anselme de Corcheville et de lui arracher d’autres détails me poussa quelques pas de l’avant. Mais il tourna le coin du couloir et je m’arrêtai. S’il disait vrai, alors je comprenais sa haine. Elle n’excusait rien. Aucun de ses crimes. Contre moi. Contre d’autres. Mais ses yeux m’avaient livré une telle souffrance derrière la rancune ! Anselme de Corcheville, si c’était son nom véritable, ce dont je doutais désormais, avait aimé ma mère. Autant sans doute que Wilhem du Puy du Fou. Mandaté par cette branche secrète de l’ordre du Temple, il avait rasé son castel et laissé croire à sa fin. Pour la sauver. Mais Aude de Grimwald, séparée des siens, n’avait pas supporté sa captivité, cet homme. Etait-ce son époux qui l’était venu délivrer ? Par quel stratagème ? Corcheville avait-il dit la vérité ? Les deux amants avaient-ils disparu ensemble ? vieilli ensemble ? vivant heureux sous une autre identité ? Mon cœur se serra. De son vivant, m’avait-elle abandonnée ? Au fond, Guenièvre n’avait rien dit à l’emperesse Mathilde pour justifier l’oubli dont elle m’avait affligée. Je tournai les talons sur cette douloureuse question. A quoi bon chercher à savoir ? Aude de Grimwald n’était plus ce jourd’hui, j’en avais eu la certitude à Tintagel. Peut-être un jour me raconterait-elle son histoire dans un songe éveillé. Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, le balafré avait depuis longtemps payé le mal qu’il lui avait fait.
Et puisqu’il se voulait tenir loin de moi, mieux valait pour les miens que je ne remue pas davantage le passé.
Le lendemain, dans son sillage et sans un seul regard échangé, nous reprîmes route. Aliénor voulait mettre à merci le vicomte de Thouars qui depuis trop longtemps bravait son autorité. Autant que ses filles, elle portait cœur lourd. Mais, à l’inverse d’Eloïn qui pleurait silencieusement de les quitter, ma reine songeait à la bataille qui l’attendait.
Car le seul moyen pour elle d’exorciser sa déchirure était d’en épingler une autre à sa poitrine, faite de sang et de fierté.
21
— J e veux Toulouse. J’ai toujours voulu Toulouse. Elle me revient de droit par ma grand-mère Philippa.
— Tu vas te remettre Louis à dos. Ce n’est pas une bonne idée, ma reine.
Elle darda sur moi un œil sombre, celui qu’elle réservait toujours à qui voulait briser ses caprices. Je le connaissais trop bien pour m’en émouvoir. Nous étions en décembre de cette année 1158. La forteresse de Thouars, réputée imprenable, était tombée en seulement trois jours d’assauts répétés au cours desquels Aliénor avait levé l’épée au côté d’Henri. Etait-ce cette vision de leur suzeraine, habillée de cotte de mailles comme aux meilleurs temps de la croisade et fourrageant sans pitié leurs ventres, qui avait fait reculer la vaillance des Limousins ? Je me le demandais encore, en vérité. Car, de fait, devant sa colère et sa vindicte qui avaient surpris même Henri, certains s’étaient agenouillés pour demander pardon. Le vicomte, lui, une fois brèche ouverte en ses fortifications et porte enfoncée par les coups de bélier, avait déposé les armes devant elle avant de se laisser emprisonner. Son regard, depuis trop longtemps insoumis, s’était voilé d’un respect qu’elle n’avait jusque-là pas réussi à lui arracher. Aliénor s’en était glorifiée. La prise de Thouars ferait date, sapant les envies d’indépendance et l’outrecuidance de ses vassaux. De fait, en moins de deux semaines, d’autres pliaient de leur plein gré, rendant à Aliénor le goût de tous les possibles.
Elle piqua dans le parquet la pointe de la lame qu’elle venait de graisser, une épée spécialement forgée pour elle quelques années plus tôt et sur laquelle un lion, symbole de l’Aquitaine, avait été gravé. Au lieu de la ranger au râtelier sitôt son retour de Thouars, elle la voulait conserver près d’elle et, tel un de ses chevaliers, la promenait au flanc dans ce castel de Cherbourg où se préparait la cour plénière de la
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