Le règne des lions

simple objet sculpté de deux léopards dressés. Vieux réflexe. Stupide réflexe. Henri ne me convoitait plus. Ou, s’il m’espérait encore, n’en avait plus montré le moindre signe.
    — J’ai donné le goût du lucre à Becket, c’est vrai. Pour que, en craignant de le perdre, il ne cesse jamais de me servir. Mais, à dire vrai, je doute qu’il en soit épris autant qu’il le laisse croire.
    Cette idée, que j’avais remisée au plus secret de mon cœur, le réchauffa. N’en déplaise à Henri, j’aurais aimé retrouver le prélat d’hier prêt à ôter ses sandales pour les offrir à un va-nu-pieds, à couper son manteau en deux à l’exemple de saint Martin pour en couvrir une vieille femme. Combien de fois l’avais-je reçu à Paris, démuni parce qu’il avait trouvé plus misérable que lui sur son chemin ? Son visage d’aujourd’hui s’imposa devant mes yeux, me ramenant au dégoût. S’il simulait, il simulait trop bien. Il ne trahirait pas Henri. Je secouai la tête.
    — Qui résisterait au pouvoir ?
    — Toi. Toi tu y as résisté et y résistes encore.
    Je détournai les yeux des siens, fugitivement douloureux.
    — J’ai d’autres arguments que Becket pour cela.
    De nouveau son rire d’enfant, gâté par trop de superbe.
    — Bah ! j’ai appris à m’y faire, Canillette. Même si je déplore que tu passes bien plus de temps auprès de ma chère épouse que de moi.
    — Ne formez-vous pas un ?
    Il eut une moue, pencha la tête d’un côté puis de l’autre avant de me répondre :
    — Entre les draps seulement…
    Je rougis. Non d’un excès de vertu, la mienne s’autorisant toutes les audaces dans des bras aimés, mais du rappel inconscient de son corps sur le mien. Je m’empourprai plus encore de le comprendre dans l’œil égrillard d’Henri. Il enroula d’autorité sa main sous mon avant-bras, refusant, comme chaque fois, ma raideur immédiate.
    — Le reste du temps, l’aigle surveille le léopard. Et vice versa. N’est-ce point là le secret d’un hyménée sans faille ?
    Je ne répondis pas, le laissai m’entraîner vers la porte qui ramenait à la salle de musique. Il ajouta, sûr de lui :
    — Il en est de même d’un royaume, Loanna. D’en haut on voit plus loin. Becket sera mes yeux. Des yeux qui fermeront ceux d’une Eglise dont ni toi, ni moi, ni Aliénor n’avons jamais véritablement admis l’obédience.
     
    Henri ne resta pas davantage. Avant que de placer Becket, il avait fort à faire pour asseoir l’autorité, sans cesse bafouée, de son épouse dans ses domaines. Car, de fait, si la chute de Thouars avait calmé les esprits, l’Aquitaine était trop vaste pour que la voix de la raison se soit infiltrée partout. Après avoir embrassé Aliénor au front, lui avoir souhaité meilleure santé puis me l’avoir confiée, il repartit en guerre, son cher chancelier à ses côtés.
    Août vit plier Castillon en une semaine et la fin des souffrances de ma reine, qu’aucune de mes médications n’avait, jusque-là, réussi à apaiser.
    — Ce sera une fille, à n’en pas douter, affirmai-je.
    Elle naquit à Domfront, au début de l’automne, à terme, entre l’emperesse Mathilde et moi. Elle fut baptisée Eléonor quelques semaines plus tard par l’évêque d’Avranches, Raymond de Thorigny.
    Le printemps de l’année suivante s’accorda aux relevailles de ma reine, en Poitiers où elle voulait assister à la mise en chantier de la nouvelle cathédrale qu’elle avait commandée. Tandis que nous nous divertissions de cours d’amour, de déjeuners aux bords du Clain, de danses ou de chevauchées, Henri, qui ne parvenait à rester en place, allait et venait d’une châtellenie à l’autre pour s’assurer de l’allégeance des vassaux aquitains. Il revenait pourtant souvent pour soutenir la candidature de Jean de Belmais au siège épiscopal poitevin. Belmais était un vieil ami de Becket et ce dernier se rengorgeait à l’idée de le voir, comme lui, briguer une si haute fonction ecclésiastique. En effet, puant d’une suffisance qui me faisait l’éviter, il attendait dans le sillage d’Henri que la papauté valide son investiture à Cantorbéry. Quand il ne s’occupait pas d’instruire Henri le Jeune, placé sous sa responsabilité, il rançonnait les abbayes pour le trésor royal, s’amusait de chasses au milieu des chevaliers du roi tout en prenant soin de baisser la tête lorsque, par hasard, nos chemins se