Le règne des lions
croisaient. Je le saluai du bout des lèvres, avec ce sentiment douloureux d’avoir perdu un ami cher. Un ami que je ne retrouverais jamais.
Milieu avril, Henri renvoya son aîné et son chancelier en Angleterre, me soulageant d’une présence devenue détestable. Ce départ advint au moment où le pape officiel, Alexandre III, se voyait chassé de Rome. Henri, protégeant ses intérêts, lui avait, à plusieurs reprises et avant que les choses ne s’enveniment, porté soutien contre son adversaire, un dissident soutenu depuis deux ans par l’empereur d’Allemagne. Pourtant, c’est à Sens, sous la protection du roi de France, qu’Alexandre III se réfugia. Henri passa de longues heures à se demander comment, désormais, obtenir les nominations qu’il espérait. Malgré mon peu d’allant à voir Becket devenir primat d’Angleterre, je lui conseillai de faire la paix avec Louis et, pour ne point davantage être mêlée à cette œuvre qui m’attristait, je regagnai Blaye, en même temps qu’Aliénor redescendait sur Poitiers.
De fait, une sécheresse sans précédent continuait d’appauvrir le royaume. Les épis de blé n’avaient pas fleuri, les raisins se ratatinaient sur les grappes. Fruits et légumes étaient en trop petit nombre, quant au bétail, pour celui qui survivait, on lui voyait les côtes. De nombreuses sources s’étaient taries et les cours d’eau, pollués par manque de drainage, avaient engendré la malemort. Les villes comptaient un nombre croissant de malades, réduits à traquer les rats, lesquels se nourrissaient d’excréments. Les paroisses n’étaient pas mieux loties, qui se voyaient ravagées par des hordes de brigands en mal de denrées. Malgré les gens d’armes qu’on dispersait partout, à la fois pour contenir les exactions, réglementer la distribution d’une nourriture arrachée aux princes et tenter d’endiguer les épidémies, les charniers croissaient, rendant à la purulence ce que la saison aurait dû offrir en bouquets.
Au mitan de cette souffrance qui nous vit, Jaufré et moi, vivre aussi chichement que nos gens, Henri et Louis se donnèrent le baiser de paix. La conséquence de cette réconciliation ne tarda guère. Aux fêtes de la Pentecôte qui suivirent, Becket fut intronisé à Cantorbéry et Belmais promis à Poitiers.
Semblant vouloir contredire mon peu d’entrain à cette nouvelle, une pluie douce se mit à couler, remontant le niveau des puits, lavant les pavés autant que les hères. Et si la disette, contenue grâce à la gestion sans faille des richesses de l’empire Plantagenêt, broyait encore l’estomac des petites gens, les élans de générosité des abbayes et des barons ramenèrent un souffle de confiance dans les endroits les plus reculés.
28
D e nouveau, au gré de nos chevauchées ou de nos villégiatures, nous pûmes voir des paysans se courber en chantonnant dans les sillons, les meuniers réparer à plusieurs les toiles des moulins, et, dans les villes, les chantiers reprendre avec ardeur. La gaîté éclairait les visages avec l’espoir revenu et, si l’on craignit encore quelque vilenie au moment décisif des récoltes, personne ne le laissa transparaître. Le mois d’août confirma les espérances. Aliénor nous entraîna sur le bassin d’Arcachon. Nous y dégustâmes de ces huîtres charnues et laiteuses dont les enfants raffolaient et nombre de crevettes marinées dans des agrumes et du safran. Le temps était aux bliauds légers, largement échancrés, que nous relevions jusqu’à mi-cuisses pour nous tremper dans une eau tiède, bercés du chant des cigales et du parfum des résineux. L’air était doux. Petits ou grands, les enfants s’ébattaient devant nous, se jetant des gerbes qui se moiraient d’arc-en-ciel sous les rayons d’un soleil lourd. Jaufré me délaissait deux jours par semaine pour se rendre à Blaye, refusant d’ôter les enfants à leurs amis et moi à ma reine. Chaque fois, son absence me poignait. Je le regardais enfourcher son cheval, s’élancer au milieu de son escorte, craignant quelque brigand sur sa route. Parfois, il emmenait Geoffroy pour l’instruire de son rôle à venir, et mon fils, qui chevauchait gaillardement à ses côtés, pointait le premier de l’avant dans un hurlement de joie qui, me ravissant de son bonheur, m’arrachait une part de moi-même. Mon œil tombait alors sur les enfants d’Aliénor et je ne pouvais m’empêcher de songer à la
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