Le règne des lions
malgré notre piètre ressemblance ? Son œil s’attrista, elle fit bomber le tissu sous sa paume ouverte, en fit ressortir une large tache sombre.
— Regarde, le sang de tes couches y est encore imprimé.
Je tiquai. Guenièvre n’avait jamais enfanté aux dires de l’emperesse Mathilde.
— Je ne me souviens pas, Aude.
Elle caressa ma joue, l’iris empli de tendresse.
— Mais si, tu te souviens. En même temps. Nous l’avons eu en même temps.
Cela devenait incohérent. Je faillis rompre la possession. Mais une larme coula sur sa joue. Elle serra la toile sur son cœur.
— Tu sais bien que c’est pour ça que je t’ai confié ma Loanna quand Pierre est venu me chercher. Pour remplacer ta petiote. Elles se ressemblaient tant.
Je me mis à trembler. Me revenaient soudain en mémoire certaines paroles de Guenièvre à propos du duc Guillaume le Troubadour, le grand-père d’Aliénor. Elle n’avait pas menti à son sujet. Elle l’avait aimé. Et avait eu une fille de lui, comme Aude. Une fille dont j’avais pris la place. Elle avait dû se réfugier ici pour la porter puis la mettre au monde. Ailleurs, elle aurait été montrée du doigt, répudiée. Tout devenait logique soudain. Mauray n’avait-il pas dit que toutes celles de ma race naissaient ici, dans l’hotié de Viviane ? Moi aussi, de toute évidence.
— Te souviens-tu du lieu où elle fut enterrée ?
— Bien sûr. Dans la crypte. Sous le château. Mauray a la clef.
Mauray. Encore un secret bien gardé.
— Pourquoi cherches-tu ta pierre de lune, Aude ?
La lumière revint sur ses traits.
— Pour Eloïn. C’est elle désormais qui doit la porter. Il faut qu’elle protège le prochain roi. Il faut toujours l’une de nous à ses côtés, tu me l’as bien assez répété.
Elle me plaqua la toile dans les bras, replongea sa main dans la malle, en vida le contenu, fébrile, jusqu’à laisser deviner le fond cueilli de pénombre. Elle tâtonna. Le charme cesserait avec la découverte de l’objet. Une dernière question. Celle qui m’avait amenée là.
— Pourquoi ta Loanna ne peut-elle plus enfanter ?
— Parce qu’à la fin, au tout dernier jour, ses enfants seront là. Deux. Deux comme ceux, encore vivants, d’Aliénor. Une fille. Un garçon. La loi de l’équilibre… Je l’ai.
Elle ramena le pendentif. Ce n’était pas le mien. Mais cela me laissa indifférente. Une profonde tristesse venait de me prendre face à cette prophétie, justifiant plus que jamais ma place aux côtés de ma reine. Eloïn s’ébroua tel un petit oiseau. Me fixa sans comprendre. Relâchant enfin le linge, je ramenai une mèche derrière son oreille.
— Tu ne te souviens de rien Canillette…
Eloïn secoua la tête. Je récupérai la pierre de lune à ses doigts serrés et la lui présentai. Instinctivement, elle ploya son cou. J’y glissai la chaîne d’or, claquai le fermoir.
Lorsque j’eus raconté toute l’histoire, la mienne, celle de ces sœurs siamoises, nous descendîmes en silence jusqu’à la cuisine. Mauray enfournait la poularde. Son œil accrocha tout de suite la pierre de lune dans le décolleté d’Eloïn. Il dodelina de la tête.
— L’entité s’en est allée…
— Oui, Mauray. Vous délivrant de tous vos secrets.
Il détacha son tablier, le suspendit à un clou planté au mur, près d’une série de casseroles.
— Ils furent bien lourds à porter, dame Loanna. Oui, bien lourds, avoua-t-il avant d’embraser une allumette au foyer pour illuminer la bougie d’un lanterneau.
— Allons, dit-il, suivez-moi.
Nous nous effaçâmes en silence pour le laisser passer. Il nous fit traverser la vaste salle de réception attenante aux cuisines, ne rompit le silence qu’une fois parvenu devant une lourde armoire que j’avais toujours vue contre ce mur, face à la cheminée. Il détacha le trousseau de sa ceinture, présenta une clef à deux têtes entrelacées devant la serrure, nous imposa de reculer de quelques pas et tourna. L’armoire se mit à pivoter, révélant un escalier et des relents humides. Encore une fois, il nous y devança.
— Prenez garde à ne pas glisser. Les marches sont irrégulières et infiltrées par l’étang, malgré l’épaisseur du schiste.
J’en comptai une quarantaine. Par réflexe. Pour ne pas me laisser emporter par l’émotion. L’odeur de moisissure piquait la gorge mais Eloïn ne s’en plaignit pas. Elle avançait résolument devant moi, investie
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