Le règne des lions
prédiction qu’Aude de Grimwald m’avait offerte par le biais de ma fille. Je les observais les uns après les autres dans leurs jeux de mer. Mathilde qui allait sur ses six ans, Richard sur ses cinq, Geoffroy sur ses quatre et la petite Eléonor de quelques mois à peine, joufflue et ravissante. Lesquels d’entre tous, présents ou placés, survivraient à leur mère ? Deux. Deux seulement, avait affirmé Aude. J’avais cessé de m’inquiéter de la mort des miens, mais gardais au cœur l’angoisse des petiots de ma reine. Elle les chérissait tant ! Il ne se passait pas un jour où, malgré ses nombreuses contraintes, elle ne leur réservât du temps. Elle jouait avec eux, avec Eloïn et moi, riait aux larmes, se roulait sur les tapis ou, comme là, sur le sable, retrouvant en elle cette part d’enfance que j’aimais. Et rien ne me semblait plus injuste, plus impensable que de l’imaginer encore telle que je l’avais vue après la mort du petit Guillaume. Je me rassurais en faisant le compte des années passées depuis la mort d’Etienne de Blois et cette prémonition qui m’avait rappelée auprès d’eux. Le couple Plantagenêt était solide. Si, par ma présence constante, j’avais pu infléchir le cours du destin de l’Angleterre, ne pouvais-je espérer que la camarde s’en soit détournée ? Lors, reléguant ces menaces sournoises dans un coin obscur de ma mémoire, j’étais heureuse.
Heureuse parce que comblée, comme l’était ce jourd’hui ma reine et ce malgré les errances de son époux.
Septembre ayant vu couler le jus de la treille dans les barriques avec l’assurance d’une exceptionnelle cuvée, le raisiné dans les pots de confiture, les fruits et légumes en conserve et les sacs de blé à toucher le haut des greniers, nous reprîmes le chemin non pas de Rouen, mais de la Saintonge. Raoul de Faye, qu’Aliénor avait nommé là-bas sénéchal, s’était de nouveau laissé aller à une de ses frasques. L’oncle d’Aliénor, par sa défunte mère, était un pendard. D’un charme exquis auprès des dames, ripailleur avec ses amis et aussi irrévérencieux que l’avait pu être Guillaume le Troubadour, grand-père d’Aliénor, il n’en était pas à sa première exaction envers l’Église. Becket, en sa qualité de chancelier du roi, avait grincé des dents à plusieurs reprises pour le rappeler à modération. Il n’avait trouvé en retour que le verbe haut d’Aliénor. Raoul de Faye était intouchable, quoi qu’il fasse. Le seul argument que m’en donna Aliénor fut pour lui une profonde tendresse. Il était, de fait, le seul lien vivant avec ses défunts parents dont il conservait la mémoire, et elle n’aurait voulu se fâcher avec lui sous aucun prétexte. Bien évidemment, le bougre en profitait.
Cette fois, c’étaient les moines de Saint-Georges-d’Oléron qui avaient à s’en plaindre. Raoul de Faye, sur le seul argument de son envie, s’était présenté à l’abbaye, avait exigé les comptes, puis le renversement des coffres sur la table à manger. Laissant tout le monde médusé, il avait ratissé la moitié du trésor, le faisant allègrement tomber dans une grande besace de cuir que l’un de ses acolytes soutenait. Au grand prieur qui s’en était courroucé, il avait seulement répondu en avoir besoin, avant de repasser la porte et de partir comme un voleur, en grande chevauchée. Je fus la première, arrachant les rires de mon auditoire, à singer ses manières lors d’une impromptue qu’une de nos cours d’amour avait initiée. Il n’avait aucune excuse. Aliénor lui en trouva pourtant lorsqu’il piqua du nez devant elle, tel un enfant grondé, couinant que ses dépenses de sénéchal étaient bien plus grandes qu’il n’y paraissait. N’avait-il pas usé du même droit que le chancelier du roi lorsqu’il rançonnait de taxe les abbayes d’Angleterre pour servir les frais de cour ? Elle ressortit de l’entrevue sans avoir rien réglé. Pourtant, l’affaire étant remontée jusqu’au pape Alexandre III, elle ne pouvait rien d’autre que dédommager les moines. Or, amputée largement par la disette de l’an dernier, la cassette de liquidités qu’elle réservait à cet usage était vide.
Au coucher, profitant de ce qu’Henri l’avait rejointe, elle se laissa aller à soupirer contre son épaule, après des ébats charnels qui, comme chaque fois, la laissaient épuisée. Il caressa son front, y déposa un
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