Le règne du chaos
fossé profond qui déborda bientôt des corps des victimes de ce déluge de feu meurtrier. Je me souvins de ma promesse à Rosselin. Je l’enveloppai d’un vrai linceul, glissai une croix de bois entre ses doigts rigides, épinglai une absolution sur sa poitrine. Je remis une pièce d’or au chapelain qui s’engagea, par le serment le plus solennel, à chanter six messes pour le repos de l’âme de Rosselin et pour celle de ses camarades. Les tours de guerre continuèrent leur pesante avancée au-dessus de l’étroite douve jusqu’à l’endroit le plus plat devant les murs. Déjà des archers, se pressant aux différents étages, pouvaient lâcher de denses nuages de flèches. Le gouverneur riposta avec ses propres mangonneaux et ses bombardes ; on propulsa pots de poix embrasée et boulets, mais les tours étaient protégées par du cuir de bœuf imprégné de vinaigre. On tenta des sorties, des incursions dans le camp ennemi. La rumeur soutenant que deux barons s’étaient retirés avec leurs troupes ne nous laissa que peu de répit car la furie ardente reprit. Notre garnison commença à faiblir, moins en raison du grand nombre de pertes subies qu’à cause de celui-là même qui motivait notre résistance : Gaveston n’était plus à présent qu’un ivrogne abruti par le vin. Non, il n’était point couard ; il ne l’avait jamais été. Il acceptait juste l’idée que le salut n’était pas imminent. Le roi ne viendrait pas. Les combats qui faisaient rage devinrent notre vie. Je ne pouvais guère résoudre les mystérieux meurtres qui, tels des lévriers flairant une piste, nous avaient harcelé l’esprit. La nécessité de survivre reléguait ces questions au second plan. Le matin faisait place au soir et la terreur pleuvait toujours du ciel.
La fin, rapide, inattendue, vint non de l’extérieur mais de l’ennemi du dedans. Un après-midi on me demanda de me rendre de l’infirmerie à la cour intérieure, où un petit rassemblement s’était formé autour du puits profond, notre source d’eau principale. Les femmes déploraient à haute voix que l’eau soit polluée. Un archer se porta volontaire pour, en se servant des encoches taillées dans la pierre, descendre voir ce qu’il en était. Il remonta, la mine sombre, en portant un rat mort ballonné par l’eau. Le fond du puits, raconta-t-il, était rempli de semblables cadavres. Dieu seul savait comment cela était arrivé. Les rats avaient-ils été empoisonnés puis jetés dans le puits ? Leur avait-on donné quelque substance nocive qui les avait altérés au point que, obéissant à leur nature gloutonne, ils avaient fait mille tours sous le château en quête d’eau ? J’étais sur le point de m’en aller pour courir vers l’autre puits dans la cour extérieure quand des cris, des hurlements s’élevèrent du donjon. Des flammes et de la fumée léchaient les petites ouvertures percées juste au-dessus du sol. Les vastes caves du château, qui contenaient l’essentiel de nos provisions, avaient été incendiées. Des flammes avides, dévorant les linteaux et les portes de bois, noircissant la pierre, réduisant la plus grande partie des vivres en grises cendres volantes, ravageaient cellier après cellier, cave après cave. On ne pouvait accuser personne ; on ne pouvait fournir de preuve, si ce n’est que l’incendie avait été très vite allumé grâce à de l’huile et à une torche. Je me demandais si l’assassin était coupable. Mais, après tout, ce pouvait être quelqu’un de la garnison, épuisé, écœuré, voulant en finir à n’importe quel prix. De toute façon, nous nous préoccupions davantage des résultats que de l’auteur du délit. D’un seul coup nous étions terriblement affaiblis, dépourvus à la fois de nourriture et d’eau.
Les membres du conseil privé de Gaveston n’étaient point d’humeur à flatter le favori royal, ivre, avec une barbe de plusieurs jours, quand ils le rencontrèrent dans la grande salle du donjon plus tard ce soir-là.
— Nous devons réfléchir aux termes de la capitulation, annonça Warde sans ambages. Nous n’avons plus de vivres, plus d’eau. L’ennemi resserre sa prise. On parle ouvertement de désertion parmi mes hommes. Si les barons prennent la place d’assaut ils peuvent, selon les usages et les règles de la guerre…
— Les usages et les règles ! glapit Gaveston. De quoi s’agit-il ?
— De l’engagement de ne pas être passé au fil
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