Le règne du chaos
de l’épée si ce château est emporté et pris, rétorqua Warde.
— Le roi !… hurla Gaveston.
— Sa Grâce, riposta Warde, n’est point venue et ne viendra point. Monseigneur, la forteresse est cernée. Le port bloqué. En moins de trois jours, les tours de siège se trouveront sous nos murs. Je dois, à présent, veiller sur tous ceux qui sont céans, y compris sur vous. Il faut dépêcher des messagers pour faire la paix…
Nos murmures d’assentiment poussèrent le favori à reprendre ses esprits. Il cilla et promena un regard apeuré autour de lui.
— Que Dieu ait pitié de nous ! déclara-t-il en comprenant qu’il avait perdu.
— Nous devons adopter une autre stratégie, insista Dunheved.
— Qui ? demanda Gaveston.
Le soupir de soulagement qui accueillit sa question fut presque audible.
— Qui ? répéta-t-il.
Son regard croisa le mien.
— Qui enverrons-nous ?
Henry Beaumont et sa famille firent sur-le-champ remarquer qu’ils étaient eux aussi l’objet de la rancune des barons. N’avaient-ils pas été inclus dans les ordonnances et les accusations de ces derniers contre le parti de la Cour ? Gaveston se contenta de les ignorer et continua à me fixer, implorant et pitoyable. Il me faisait confiance. Il savait que je serais loyale, que je ne troquerais pas ma vie contre la sienne. Dieu sait pourquoi il le pensait. J’étais aussi lasse, aussi à bout que quiconque. Il reposa sa question. Les membres du conseil restèrent de marbre. Pour les barons, chaque habitant de la citadelle était un ennemi. Il fallait cependant que le massacre cesse. Cette aventure inutile devait prendre fin.
— J’irai.
Je levai la main en repoussant celle de Bertrand qui tentait de me retenir.
Dunheved me sourit :
— Moi de même. Un prêtre dominicain et une dame de la chambre de la reine devraient être en sécurité.
— Et à quelles conditions ? s’enquit le favori en essayant de contenir la fureur qui faisait trembler sa voix.
— Votre vie, votre honneur, dis-je. Les barons n’ont aucun pouvoir sur nous. Nous occupions un château royal au nom du souverain.
Gaveston, assis, ne pipait mot, hochant la tête pour lui-même, puis, fidèle à son tempérament, inconstant comme à l’ordinaire, il changea soudain d’humeur, claquant des mains tel un enfant ravi.
— Demain, décida-t-il, à laudes. Prenez les dispositions, Sir Simon. Nous devons aussi envoyer un héraut.
— Je m’en chargerai, intervint Demontaigu. Je serai le héraut. L’ennemi ne peut faire plus que vous proposer des conditions. Monseigneur, votre sort, notre sort, concernent le roi et le Parlement.
Gaveston se déclara satisfait et nous congédia.
Le lendemain, dès potron-minet, je me préparai pour accomplir ma mission. La matinée était superbe. Le soleil éclatant qui s’était levé fit miroiter la mer puis baigna la citadelle et le bourg de sa chaleur dorée. Demontaigu, Dunheved et moi nous réunîmes dans la cour avant de sortir par le grand corps de garde. Bertrand, arborant la bannière de Gaveston sur laquelle était attaché un beau rameau vert, chevauchait à ma droite. Dunheved, à ma gauche, tenait un crucifix fixé sur un piquet. J’avais moins peur. Au point du jour le gouverneur, accompagné d’un trompette, avait surgi en haut du corps de garde pour inviter le représentant de Pembroke à ouvrir des pourparlers sur un sujet qui les concernait tous les deux. L’envoyé de Pembroke, sans même retourner dans son camp, s’empressa d’accepter. Les barons eux aussi désiraient en finir.
Après avoir fait ma toilette, j’avais revêtu mes plus beaux atours : de souples bottes de cavalière, un bliaud pourpre foncé frangé d’or et une mante en drap vert de Lincoln. Je ne savais pas à quoi m’attendre et tentai de dissimuler ma fébrilité alors que nous franchissions le pont-levis dans un martèlement de sabots pour rejoindre l’émissaire de Pembroke, porteur également d’un rameau vert. Il nous accueillit plutôt courtoisement et nous empruntâmes les ruelles sinueuses du bourg. Bien qu’il fût tôt, la rumeur et le bruit de la lourde herse qu’on relevait avaient réveillé les habitants. Les croisées s’ouvrirent, les portes craquèrent sur leurs gonds, les gens sortirent avec prudence pour voir ce que les grands avaient décidé. Un écervelé, encore ivre de bière, surgit en cabriolant à l’entrée d’une venelle et chanta les paroles d’un
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