Le règne du chaos
des choses sur ces nobles. Certains haïssaient vraiment Gaveston avec une ardeur inexplicable. J’aimais assez Pembroke, brun, basané, le visage allongé, moustache et barbe taillées avec soin, yeux enfoncés. Grand, anguleux, un peu voûté, Aymer de Valence, comte de Pembroke, était le principal diplomate de la Couronne. Loyal chef de guerre, que seule la sottise du souverain avait conduit à cette résolution, il était tourmenté et désireux de plaire. Nous reprîmes un peu courage. Pauvre Aymer ! Il mourut sur le siège des latrines, empoisonné, bien des années plus tard, lors d’une mission diplomatique en France.
Humphrey de Bohun, comte de Hereford, était lui aussi mal à l’aise. Avec une crinière de cheveux blonds sur une figure rougeaude de paysan, gras, corpulent, Hereford n’était pas la meilleure flèche du carquois. C’était un fanfaron, aux joues rebondies, aux yeux bleus, à la bouche lippue. Il se contentait de suivre les autres, même si cela devait le conduire à sa perte. Bien plus tard, alors que le malheureux tentait de défendre un pont sur l’Ure contre Despenser, un piquier, passant par en dessous, lui enfonça son arme dans le ventre. Et enfin le vainqueur du dragon, Guy de Beauchamp, comte de Warwick. Véritable vipère, fort dangereux, violent, méchant, il portait la tête comme si le Tout-Puissant l’avait personnellement consacré pour s’asseoir à la droite du trône. Maigre et musclé tel un furet, toujours vêtu d’écarlate et d’or, Warwick avait un petit air italien avec son teint mat, ses hautes pommettes luisantes d’huile rare, sa raide chevelure noire coupée de près et son visage rasé de frais. Il avait de grands yeux noirs limpides et un léger strabisme à droite. Il ressemblait à ce qu’il était : le diable à la fête. Le bruit courait qu’il abominait Gaveston, qui non seulement l’avait désarçonné lors d’un tournoi mais encore se gaussait de lui en le surnommant « le Chien noir d’Arden ». Warwick ne pardonnait jamais, n’oubliait jamais une insulte. Il considérait Gaveston – fils d’une sorcière, roturier indigne même de cirer ses bottes – comme un parvenu gascon. Ce matin-là il se montra plutôt agréable à mon égard. J’étais pour lui une suivante, domicella de la reine. Il m’adressa un sourire oblique et me fit un clin d’œil. Je remarquai qu’il avait la main gauche bandée. Il semblait – ce que j’appris plus tard – qu’il avait bel et bien conduit l’assaut contre le château de Scarborough, tant il désirait abattre le favori. Warwick n’avait pas maille à partir avec nous. Il le dit clairement ; en fait, cela émergea très vite lors de notre réunion.
Une fois que les laquais se furent retirés et qu’on eut rabattu les portières de la tente, Pembroke en vint au fait sans perdre de temps. Il déclara que les barons, représentants de la Communitas Regni, la Communauté du Royaume, n’avaient point querelle avec qui que ce soit dans la citadelle, à l’exception de Lord Gaveston. Nous étions libres d’aller et de venir ad libertatem – à notre guise. Par contre, continua Pembroke, impitoyable, Gaveston n’avait pas respecté l’ordonnance émise contre lui l’année passée. Il devait donc se rendre : il serait gardé en détention honorable en attendant la décision du Parlement qui le convoquerait à Westminster. Dunheved releva le mot « honorable ». Pembroke précisa que Gaveston devrait se retirer dans un des châteaux du souverain où il patienterait selon le bon plaisir de ce dernier. L’air grave, Pembroke se pencha par-dessus la table pour spécifier que le favori serait traité avec les prérogatives dues à un comte et serait sous sa protection directe. Une telle générosité me surprit tout en me causant un profond malaise. Pembroke et ses compagnons voulaient résoudre promptement cette question, ce qui se comprenait. Ils avaient dépensé des fortunes pour déployer leur armée. Mais, plus grave encore, ils avaient rompu la paix du roi. Ils étaient, de par la loi, des rebelles susceptibles d’être accusés de trahison. Si Édouard se décidait à prendre l’initiative, à déployer ses bannières, à proclamer l’état de guerre, les barons et leurs gens, pris les armes à la main, pouvaient être conduits devant un tribunal d’exception et exécutés sur-le-champ. Pembroke désirait vraiment régler ces difficultés légales et militaires. Je n’en
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