Le retour
de
fierté. Elle s'était juré de ne demander la charité à personne et elle avait
tenu le coup jusqu'à présent. À contrecoeur, elle devait convenir que tous les
Morin, même sa détestable belle-mère, n'avaient pas été paralysés par la
crainte de cette maladie.
- Elle est
tellement haïssable, la vieille verrat, qu'il y a pas un maudit microbe qui va
s'en approcher, se dit Laurette qui n'avait jamais aimé la vieille dame un peu
snob de soixante-quatorze ans.
En fait, la seule
aide qu'elle avait acceptée avait été celle de l'oncle Paul, le frère de sa
belle-mère. Grâce à lui, elle avait obtenu un emploi chez Viau. Le frère de la
tante Françoise, Georges-Etienne Bilodeau, l'avait fait engager dans son
département et avait vu à ce qu'elle soit bien acceptée par les filles et les
femmes qui travaillaient sous ses ordres. Ce contremaître était aimé par les
employés. Il était juste et, avec lui, il n'existait aucun favoritisme.
Malheureusement,
il avait pris sa retraite l'année précédente et avait été remplacé par un
Maxime Gendron mal engueulé aux mains un peu trop baladeuses. Si certaines
filles peu farouches se contentaient de souligner ses attouchements hypocrites
par un petit rire de gorge, d'autres ne les toléraient que pour conserver leur
emploi.
- Réveille! Tu
prends du retard! lui cria Gendron debout dans son dos.
Laurette ne
l'avait pas vu venir. Perdue dans ses pensées, elle avait ralenti
insensiblement la cadence. Les boîtes de biscuits commençaient à s'accumuler
devant elle et risquaient de tomber par terre. La femme se secoua et
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accéléra ses
mouvements, attentive, malgré elle, à la présence désagréable de l'homme dans
son dos.
- Gros chien
sale! murmura-t-elle pour elle-même quand elle le vit s'éloigner finalement
pour aller s'occuper d'une jeune fille qui lui faisait des signes désespérés à
l'autre bout de la chaîne.
Rassurée de le savoir
loin d'elle, Laurette reprit le cours de ses pensées tout en conservant la même
cadence de travail.
Durant les trois
dernières années, elle s'était obligée à aller visiter son mari tous les deux
dimanches, de plus en plus impatiente de le voir revenir occuper sa place à la
maison. À la fin de la première année, les médecins avaient décrété que l'homme
avait encore besoin de six mois supplémentaires pour vaincre définitivement la
maladie. Puis il y avait eu une rechute et tout avait été à recommencer. Ainsi,
le congé de Gérard, alors âgé de quarante-quatre ans, avait été remis de six
mois en six mois. Depuis le début de ce printemps 1956, le patient n'en pouvait
plus d'attendre une libération qui tardait tant à venir. Il se disait guéri et
sa femme avait toutes les peines du monde à le raisonner.
- Si encore les
enfants se montraient raisonnables!
s'exclama-t-elle.
- Quoi? Qu'est-ce
que tu m'as dit? lui demanda Yvonne Poulin, sa voisine, en se penchant vers
elle.
- Rien, fît
Laurette, surprise d'avoir parlé à voix haute.
- Aïe, vous deux!
Vous êtes pas payées pour jaser, hurla le contremaître qui venait de les
surprendre. Fermez votre boîte et faites votre job comme du monde.
Les deux
coupables baissèrent la tête et se turent durant un moment.
- Le gros pourri!
dit Laurette à voix basse en grinçant des dents. Il est toujours aussi chien!
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- Chut! fit sa
voisine. Il s'en vient.
Du coin de
l'oeil, Laurette vit Maxime Gendron se diriger lentement vers elle et se tut.
Le petit homme rondouillard se planta debout dans son dos, surveillant ses
moindres gestes, à la recherche d'une faute à lui reprocher.
La femme de
Gérard Morin se garda bien de lui donner un motif supplémentaire de s'en
prendre à elle. Elle avait trop besoin de son salaire pour se permettre de
risquer de perdre son emploi en étant frondeuse, même si l'envie ne lui
manquait pas.
L'hiver venait à
peine de prendre fin et il lui restait à régler les deux dernières tonnes de
charbon commandées
chez Wilson au
mois de février. Les maigres pensions versées par ses enfants et la pension des
mères nécessiteuses ne suffisaient pas à payer le loyer, la nourriture, les
vêtements, le chauffage et les autres comptes. Son salaire était un appoint
important dans l'équilibre du budget familial.
- Attends que
Gérard sorte du sanatorium, toi!
murmura-t-elle
pour elle-même. Je vais sacrer mon camp de cet
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