Le retour
debout sur le trottoir, coin
Viau et Ontario, la regardèrent s'éloigner.
- Pour une femme
de trente-cinq ans, elle est pas mal ben conservée, notre Dorothée, dit
Lucienne sans aucune trace d'envie dans la voix. Avec une permanente et une
belle robe sur le dos, on lui donnerait facilement juste trente ans.
- Ouais, reconnut
Laurette en tournant la tête vers la mince silhouette de sa camarade de
travail. Elle a pas grand mérite. Elle a pas d'enfant.
- Son Germain...
- Son maudit
grand sans-coeur qui veut pas aller travailler, la coupa Laurette. Moi, à sa
place, je te le sortirais de la maison à grands coups de pieds dans le cul. Tu
parles d'un lâche! Se faire vivre par sa femme! Elle m'a dit qu'il avait même
arrêté de se chercher une job parce qu'il trouvait rien à son goût.
- Il se cherche
peut-être une job de premier ministre, se moqua Lucienne.
- Le pire, c'est
qu'elle l'approuve, la folle. En attendant, c'est elle qui se crève à
travailler pendant que monsieur se repose toute la journée à la maison. As-tu
déjà vu ça, toi?
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- Inquiète-toi
pas, voulut la rassurer Lucienne. Elle va ben finir par se réveiller un jour.
- Il paraît
qu'elle doit lui préparer son dîner avant de partir travailler le matin et
qu'il lève pas une épingle dans la maison. Elle est obligée de faire le ménage
et la vaisselle quand elle revient de l'ouvrage. Est-ce que c'est assez fort
pour toi, une affaire comme ça?
- Dorothée, c'est
la bonté même, déclara Lucienne, avec une trace d'admiration dans la voix.
- J'appelle pas
ça de la bonté, moi, dit Laurette avec force. Il faut être une belle nounoune
pour se laisser manger la laine sur le dos comme ça. Moi, un homme comme son
mari, ça ferait longtemps que je l'aurais sacré dehors avec ses cliques et ses
claques, je te le garantis.
- Remarque que je
dis pas le contraire, l'approuva Lucienne, mais je la comprends un peu. C'est
peut-être mieux d'avoir un mauvais mari que pas de mari pantoute.
Je suis veuve
depuis cinq ans et je peux te dire que c'est pas drôle tous les jours de pas
avoir d'homme dans la maison. Mes deux filles sont ben fines, mais elles
remplaceront jamais leur père. C'est pas pantoute comme toi.
Toi, ton mari va
revenir et tu vas être ben. Le mien, il reviendra pas.
Au même moment,
un tramway vint s'immobiliser dans un grincement de freins torturés, à l'arrêt,
devant les deux femmes. Laurette hissa péniblement sa masse importante dans le
véhicule et Lucienne la suivit. Après avoir payé leur passage, elles se
frayèrent difficilement un passage entre les deux rangées de banquettes toutes
occupées.
Une dizaine de
voyageurs étaient debout au fond du tramway. Laurette regarda partout dans
l'espoir de découvrir une banquette libre ou même le moindre indice qu'un homme
soit en train de se lever pour lui laisser sa place. Rien.
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- Bonyeu!
jura-t-elle à mi-voix. Nous v'ià encore poignées pour faire le voyage debout!
ajouta-t-elle à l'endroit de Lucienne. J'ai les jambes mortes.
- C'est pas mal
normal avec ton ouvrage debout.
Inquiète-toi pas.
T'en n'auras peut-être pas pour longtemps d'être au bout de la ligne. J'ai
parlé à deux ou trois jeunes à matin. Il y en a au moins une qui trouve ça
plate d'être assise toute la journée à tchéker les Whippets dans les boîtes.
Pour moi, elle va finir par demander à Gendron si elle pourrait pas changer de
place avec quelqu'un. Je lui ai dit de penser à toi quand elle se déciderait.
Une lueur
d'espoir s'alluma dans le regard de Laurette qui se cramponna au dossier d'un
siège lorsque le tramway se remit en marche. Le véhicule roula sur Ontario vers
l'ouest, passa sous le viaduc de la rue Moreau et s'arrêta au coin de la rue
Frontenac. Lucienne souhaita une bonne fin de semaine à sa camarade quand cette
dernière se dirigea vers la porte pour descendre. Quand elle eut regagné le
coin de la rue pour attendre le trolleybus de la rue Frontenac, Laurette fit un
signe de la main à sa compagne qui allait poursuivre sa route jusqu'à la rue
Plessis, où elle demeurait.
En ce beau début
de soirée, elle fut tentée, durant un court instant, de descendre au coin de la
rue Sainte-
Catherine pour
marcher tranquillement jusqu'à chez elle.
Elle pourrait
saluer Denise en passant devant le magasin Woolworth et peut-être même croiser
Jean-Louis qui revenait toujours de
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