Le rêve de Marigny
l’avait plongé la naissance de sa fille, Marigny ne voyait pas les semaines et les mois passer.
Cinq mois s’écoulèrent sans qu’il en eût conscience. Le printemps éclata, le val de Loire fut en fleurs, les jardins de Ménars exultèrent. Jeanne Alexandrine gazouillait et souriait en bonne petite princesse assurée d’être aimée. Pouvait-il y avoir au monde plus de bonheur qu’à Ménars en ce printemps 1772 ? La félicité est chose fragile. Un matin la fièvre chassa le sourire de Jeanne-Alexandrine. La princesse de Ménars était plus que dolente, une vilaine toux secouait son corps minuscule. Le médecin fut aussitôt à son chevet, Marigny également.
En quelques jours il passa d’un instant à l’autre par tous les degrés de l’angoisse et de l’espoir. S’apaisait-elle,on la sauverait ! La fièvre bientôt regagnait du terrain, Marigny devenait fou. Elle était si petite, elle était si jolie, sa vie commençait. Elle devait vivre, c’était sa fille !
Jeanne-Alexandrine mourut le 25 mai 1772.
L’évènement fut un véritable séisme dans la vie du Directeur des Bâtiments. Espoir, avenir, bonheur, la catastrophe avait tout emporté. Au plus profond de lui-même l’homme était en lambeaux, mais le petit frère si bien éduqué par Jeanne ne changea son attitude d’un iota. Qui aurait pu dire qu’il était affecté par son deuil ? Peu de gens sans doute. Beaucoup tenaient plutôt à croire qu’il était dans la normalité. Tant de gens tenaient encore pour vérité première que la mort d’un enfant en bas âge était chose commune et qu’il convenait de s’en affliger raisonnablement. C’était un raisonnement courant en usage quand le malheur frappait dans la maison voisine. Un vieux célibataire comme le petit Cochin aurait pu penser de la sorte mais l’amitié de Cochin avait compris que cela n’est que billevesées de gens qui n’ont point eu à pâtir de même sorte.
Cochin avait vu le bonheur de Marigny, son engouement, sa folie, pour l’enfant tant désirée, il pouvait mesurer le gouffre de l’absence de cette enfant. Marigny était impénétrable, Cochin mesurait sa douleur. Il aurait aimé pouvoir encore, comme à la mort de Jeanne, l’accaparer, l’étourdir, l’arracher à son chagrin, le noyer sous un flot de tracas aussi anodins en apparence qu’ils étaient délicats à résoudre comme il savait si bien le faire quand il était encore en charge du « détail desarts ». Les tracas des autres auraient aidé à le sortir de lui-même. La solution n’était plus de saison. Pierre n’avait pas ce souci. Ses courriers étaient aussi secs que son âme. Il détenait un pouvoir, si mince fût-il, mais assez important pour contribuer à gâcher les jours du Directeur des Bâtiments. Savait-il seulement si Marigny avait jamais eu un enfant ? Il lui rendait compte dans un style ampoulé des embarras de l’Académie que Marigny connaissait mieux que lui. Parfois sa prose frisait l’insolence ? Accusait-il le Directeur des Bâtiments ? « Je n’entreray pas monsieur, dans la recherche des différens moyens que votre sagesse eût pu employer afin de prévenir notre destruction. J’ose espérer néanmoins que, si M. le Contrôleur Général était particulièrement informé de notre position, nous serions compris dans ses vues du bien général. » La charge était claire. Elle était basse aussi et ne valait même pas d’être relevée.
Que restait-il à Cochin pour porter secours à Marigny ? Des visites amicales, et qu’elles ne fussent surtout pas sur le mode affligé, ni plus fréquentes qu’à l’ordinaire, Marigny ne l’aurait pas toléré.
L’argent manquait plus cruellement que jamais aux Bâtiments depuis qu’un nouveau Contrôleur Général des Finances avait été désigné en décembre 1769. Ses prédécesseurs n’avaient pas duré bien longtemps dans la charge. C’était un mandat que personne ne souhaitait conserver longtemps tant la tâche, auréolée pourtant de gloire, y était ingrate. La dernière nomination à ce poste tant envié et si peu enviable ne pouvait que nuire un peu plus aux Bâtiments déjà ruinés. L’abbé Terray nouveau titulaire du ministère était le personnage le moins aimé de toute la cour. Marigny, qui n’appréciait pas les couplets satiriques et autres libelles pour en avoir souvent fait les frais, souriait cependant à entendre répéter le « bon mot » qui courait concernant
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