Le rire de la baleine
renom.
Ce jour-là, Tahar Chaïb, ancien secrétaire général du syndicat des professeurs universitaires, était arrivé à la pointe du jour, aux alentours de sept heures du matin. Il me lançait des regards noirs, haineux, me reprochant de l’avoir inscrit sur une liste de grévistes qui ne lui plaisait pas, mais alors là pas du tout. Il fulminait à coups de « Pourquoi tu m’as fait ça ? Tu n’aurais pas dû », des « Non mais ça ne va pas, ça ne va pas du tout ». Les raisons de sa colère étaient absurdes. Par inadvertance, nous l’avions inscrit sur la même liste que les syndicalistes du café D’El Capo, pour faire un jour de grève. Nous avions oublié qu’il leur vouait une vieille haine : « Qu’est-ce que j’ai à voir avec eux ? Tu ne sais donc pas que moi j’appartiens au groupe des syndicalistes libres ? » J’essayai de le convaincre, tout en lui donnant du monsieur Tahar, que ce n’était pas grave et je lui proposai de rejoindre la liste des femmes démocrates, ce qui l’acheva.
« Non et non. Tais-toi donc, enfoiré, pédale ! Je devrais peut-être venir déguisé en Écossais ? » Mon premier coup de tête l’a complètement réveillé, et j’ai cru même entendre cet athée réciter la Chahada. Je l’ai pris par le collet en lui chuchotant, les dents serrées : « N’ouvre plus la bouche, ne te retourne pas et pars vite, sinon je t’enlève ton pantalon. » « Que Dieu te maudisse, moi qui te croyais bien éduqué, tu n’es qu’un
zoufri
. » Le lendemain, cet incident fera la « une » de la presse de caniveau à Tunis qui pour la première fois, au dix-septième jour, évoquera ma grève en la mettant en doute : « Drôle de gréviste ! Il est capable de se battre avec Tyson. »
Ce matin, je suis détendu. Si j’ai choisi finalement d’être hospitalisé c’est pour trouver une sortie honorable. Mes médecins étaient prêts à rendre un avis médical m’imposant l’arrêt de mon ramadan. Il suffisait d’un signe. Je me moquais de n’avoir rien obtenu de mes pseudo-revendications, ni passeport, ni ligne de téléphone, ni liberté d’écrire. Je voulais juste que la police revienne.
J’ai été servi au-delà de toute espérance. Je joue les prolongations. Cette grève aurait sans doute pris fin il y a dix jours à Aloès si Ben Ali m’avait ignoré. Mais grâce à lui cette grève de la faim est devenue le meilleur article que j’aie jamais écrit. J’ai poussé des centaines de journalistes à écrire à ma place sur la Tunisie. Je hais l’écriture, ce calvaire pareil à la pêche à l’espadon. Face à une feuille blanche, je me ceinture, de peur que mes entrailles n’explosent. Subitement j’ai la bronchite, une tumeur au cerveau, le cancer du sang, la tuberculose, mes dents de sagesse se réveillent. D’ailleurs, j’ai trouvé la parade : je fais toujours appel à une autre personne pour écrire à ma place. Que m’importe qu’une phrase soit d’un autre ! L’important, c’est qu’elle soit vendable et que je n’aie pas à la réécrire. C’est le rêve de tout forçat. Je donnerais un doigt pour changer de métier, ce journalisme à la chaîne où l’on doit compter les signes et les interlignes.
Avec tous ces articles, écrits dans toutes les langues, mortes et vivantes, Ben Ali en a reçu plein la tronche. Je crois avoir réussi à lui faire oublier mon article sur l’incendie du marché Moncef Bey. Il a maintenant d’autres motifs de m’en vouloir… Moi aussi…
Dix heures du matin, un mouvement bizarre autour de moi. Des costumes noirs s’agitent dans le couloir. Je ne vois plus aucune blouse blanche… Un certain Si Ben Ammar, le chef du service de réanimation, me rend visite : « Il y a beaucoup trop de bruit ici. Nous allons t’installer au service de médecine interne, dans une chambre pour toi tout seul. Ce sera plus calme et tu pourras fumer. » Je lui fais confiance jusqu’à ce que l’on m’installe dans un pavillon en chantier, où le bruit est infernal, dans une chambre glaciale meublée d’un lit de prisonnier, d’une commode en fer rouillé, avec des toilettes de café maure. Une chambre aveugle : personne ne peut me voir et je ne vois personne. Même le verre de la porte est recouvert de papier kraft. J’ai l’impression d’être dans un débarras de concierge, une de ces loggias coincées sous des escaliers qui ne sont ni des rectangles, ni des losanges, ni des
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