Le rire de la baleine
triangles.
Je me sens délaissé, avec des médecins que je ne connais pas. Je me rappelle mon fils Ali, la première fois où je l’ai laissé dans un jardin d’enfants. Quand je suis revenu le chercher, il était cloîtré dans le silence et ce n’est que lorsque nous nous sommes retrouvés dehors qu’il a éclaté en sanglots. Cette chambre me donne envie d’imiter le locataire suicidaire de Polanski. Pour moi, la chose est entendue : il n’est pas question que je reste ici ! Mais ce que je ne sais pas encore c’est que, depuis mon arrivée, le ministère de l’Intérieur a fait main basse sur l’hôpital.
Dans le jardin, le parking, à l’entrée, des policiers sont déployés. À chaque étage, devant l’ascenseur, les escaliers, les issues de secours, sont postés des costumes noirs déguisés de blouses blanches toutes neuves. Tous ceux qui sont venus me voir ont été impitoyablement refoulés. À une heure de l’après-midi, heure de visite, le chef de service de médecine interne, Si Dridi, se pointe, la queue entre les jambes, s’empare de mon dossier médical et prend la poudre d’escampette. Pendant que dans le couloir ma femme Azza, Sihem Bensedrine et ma sœur Saïda se battent à coups de poing avec des malabars. Ne me trouvant pas dans la même chambre qu’hier, elles craignent le pire. Pourquoi cherchent-ils à m’isoler ? À force de hurlements et de colère, elles arrivent à rejoindre ma chambre. Alors qu’elles tentent de refermer la porte, criant comme seules les femmes savent le faire, leurs poursuivants les repoussent. La bagarre continue. Mes furies les rouent de coups. Les policiers se contentent d’esquiver. Moi, debout avec ma perfusion, maladroit comme un jeune circoncis, je ne sers pas à grand-chose.
Il n’y a plus aucun médecin, ni infirmier, le corps médical s’est volatilisé. Comment des médecins ont-ils pu m’abandonner à la police ? Ces hommes auxquels on se livre comme à nul autre. Il n’y a qu’à eux que l’on dit : « Déshabille-moi. Ouvre mon ventre, s’il le faut, enlève ce que tu veux, et si je meurs ce ne sera pas de ta faute. » Ces gens ont failli.
Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés dans cette situation démente. Quand Tahar Mestiri réapparut, il demanda aux deux policiers de sortir. « Nous n’avons pas d’ordre à recevoir de toi », laissent-ils tomber, sardoniques. Il n’insiste pas et, quand il revient, me tend un bout de papier : « Tu as respecté ta part du contrat, je n’ai pas pu respecter la mienne. Tu n’es plus sous l’autorité médicale. Tu es libre de sortir même contre avis médical. »
J’arrache alors les tuyaux de la perfusion. Voyant mon sang couler, mes deux gardes-chiourmes paniquent. D’un ton n’admettant pas de réplique je leur ordonne : « Sortez immédiatement. » Ils sortent sans demander leur reste. Saïda me garde et m’aide à remballer mes affaires. Azza paye la note. Sihem court au téléphone, demande une ambulance, l’hôpital refuse d’en mettre une à ma disposition. Elle cherche une autre clinique mais, ce jour-là, comme par hasard, elles sont au complet… dès qu’elle leur décline l’identité du malade.
Sur dix sollicitées, seule la clinique privée Saint-Augustin, dans le quartier résidentiel de Mutuelleville, tenue par des sœurs et placée sous l’autorité de l’épiscopat de Tunis, accepte de m’accueillir. Couché sur une civière portée par l’équipe de l’ambulance privée, je quitte l’hôpital. Arrivé devant des escaliers, deux policiers nous viennent en aide, l’un d’eux me chuchote : « Tiens bon, Dieu est avec toi. »
Il ne manquait plus que ça ! Un flic qui a un cœur à la place de rangers. Curieusement, aucun ne tente de me retenir. Ont-ils reçu l’ordre de ne pas intervenir ou bien n’ont-ils pas d’ordre pour ce cas de figure ? Dans l’ambulance, je me repais de mon image de gréviste errant. Tunis défile le long de cette autoroute qui la coupe en deux et la relie à la banlieue chic. J’ai peur que l’ambulancier bifurque à droite vers la Dakhilia, je me prépare mentalement à lui sauter à la gorge. Je ne sais plus si je suis à bord d’une ambulance ou d’un fourgon de police. Je me remémore ces innombrables films où les gangsters arrivent à s’évader. Où est le faux barrage où mes compères me libéreront ? Quand nous arrivons, tout le corps médical de la clinique
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