Le rire de la baleine
ordonnait une hospitalisation “non négociable”. » Ces cris de détresse ont transformé mon ramadan en « une grève en mondovision », selon la formule de Guy Sitbon dans
L’Événement du jeudi. Le Soir
de Bruxelles écrit : « C’est la grève de la faim la plus célèbre de ces vingt dernières années. » Tunis est à mon chevet. Elle m’accompagne dans ma dérive.
Une cinquantaine d’intellectuels arabes, des poètes, des cinéastes, lancent, à l’initiative du Syrien Haïtem Mena’ de la Commission arabe des droits humains, un appel à cesser cette grève et me propose en échange de prendre la relève. Mon frère aîné, Hédi, sort pour la première fois de son silence. Pour lui, je suis plus un fils qu’un petit frère, je ne l’ai jamais appelé par son nom, mais toujours Sidi. Je peux lui demander de l’argent sans me sentir humilié et c’est encore devant lui que j’étale mes faits de gloire, quêtant sa reconnaissance. Comme tous les aînés des familles tunisiennes, il a été élevé pour jouer ce rôle de soutien. Mes parents ont tout misé sur lui. Il se devait d’être notre modèle. Il est notre pilier à tous, frères et sœurs, cousins et cousines. Au printemps 1999, Pierre Devoluy, à l’époque rédacteur en chef à
Jeune Afrique
, m’a rapporté une conversation avec le Raspoutine tunisien, Abdelwaheb Abdellah, ministre, porte-parole de la présidence. Après s’être plaint de mes déclarations incendiaires, il aurait précisé : « Qu’est-ce qu’on lui a fait ? On ne lui a encore rien fait… d’ailleurs il a un frère riche. »
Depuis, ce frère n’est plus riche. Alors qu’il dirigeait une entreprise d’informatique florissante, depuis un quart de siècle, il est aujourd’hui quasiment ruiné. D’abord, ses ingénieurs ont été détournés vers des entreprises rivales. Puis il a été harcelé de procès. Les entreprises publiques l’ont exclu systématiquement des appels d’offre. Sa marchandise restait bloquée au fret pour d’obscures raisons. Les banques lui refusaient des crédits. Il envisage de s’expatrier, lui pour qui « une miche de pain chez soi vaut mieux qu’un château à l’étranger ». Au vingt et unième jour de grève, il m’a fait parvenir un message : « Ton frère te demande de ne pas mettre ta vie en péril parce qu’elle ne t’appartient pas. Elle est à Dieu. »
Et comme s’ils s’étaient tous donné le mot, j’ai aussi eu droit à la visite des vieux de Jerissa. Parlant par paraboles, un vieux compagnon de mon père m’a déclaré : « Un cavalier seul ne peut être le vengeur. » Mes avocats, mon état-major, Sihem, Jalel, le comité de soutien de TBB à Alger font à leur tour pression, soutenus par les gens d’Human Rights Watch, de Reporters sans Frontières, du Comité pour la défense des libertés en Tunisie de Kamel Jendoubi, basé à Paris. Denise Williams de Syfia m’avertit : « Je ne titrerai jamais :
Viva la muerte !
»
La direction du quotidien
La Croix
rend public un appel, le 20 avril : « En toute confraternité, je me permets de vous inviter à ne pas mettre ainsi votre santé – peut-être votre vie – en danger », et d’ajouter : « Vous avez déjà mobilisé autour de vous et de votre combat l’attention de nombreux médias […] pensez à vos proches, à vos amis. Protégez-vous, protégez-les. »
Je suis installé dans le lit de la fille Mestiri, Essia, qui a fui chez ses grands-parents. Dans sa chambre de jeune fille, Madonna et Prince me regardent, je les sens eux aussi réprobateurs. Ses bandes dessinées, les seuls livres sur lesquels mon attention peut s’attarder, me permettent de m’évader temporairement…
Dans cette chambre, je suis enveloppé d’une folie d’amour. On me rend visite comme pour la dernière fois, comme à un mourant. Je suis le crucifié et, je dois bien l’avouer, après vingt jours de grève, devant tant d’attention, d’amitié, de publicité gratuite, je commence à me prendre au sérieux. Je suis Gandhi affaibli que toute l’Inde implore de mettre un terme à sa grève de la faim. Cette grève a ouvert une brèche dans la Citadelle. Je suis un guerrier à la tête d’une armée victorieuse qui harcèle un ennemi en débâcle et qui avance vers l’Arc de Triomphe.
Je me vois sur un écran, avançant au ralenti sur un cheval. Je suis devenu semblable à mes personnages de fiction, Taras Boulba, Spartacus,
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