Le rire de la baleine
m’attend sur le perron comme, je suppose, il accueillerait un mourant.
Le docteur Lamjed Bensedrine, frère de Sihem et patron du service de médecine interne, me reçoit vertement : « Je me moque de ta grève de la faim, ici tu es sous mon autorité médicale. Je ne te forcerai pas à te nourrir mais je veux que tu coopères. Le jour où je sentirai que tu dois te nourrir, tu le fais ou je te vire », puis il conclut, théâtral : « Ici on ne fait pas de politique. » Je ne sais pas pourquoi cet homme fringué comme un dandy, avec ses gestes théâtraux, ses manières raffinées, me fait pouffer de rire. Avec lui, c’est toujours la
commedia dell’arte
. « Les visites sont interdites. Inscrivez-le sous un pseudonyme et seule la famille et ceux qui le connaîtront seront autorisés à monter dans sa chambre. » Rassurées, Azza et Sihem, un sachet plein de dinars en main, ameutent tout le monde depuis des cabines téléphoniques.
Et c’est de nouveau le défilé, Omar Mestiri et Khallil Ezaoui, membre de mon comité médical, arrivent les premiers avec le mari de ma sœur Saïda, Khemaïs Mejri, et, chose inattendue, ils sont suivis par les représentants du comité de soutien à TBB d’Alger, les journalistes Baya Gacemi, El Kadi Ihsène et Yacine Temlali. Carole Vann, de l’agence suisse InfoSud, est également présente. Ils ont été précédés, cependant, par la police. Devant le portail, ils forment une véritable grille humaine. Dans les couloirs, ils circulent librement en dépit des consignes. Le corps médical a de nouveau disparu. Pas une bonne sœur à l’horizon, même le standard est réquisitionné. Seules quelques femmes de salle vont et viennent, apparemment chargées de jouer les mouchardes.
Dominique Lagarde, journaliste à
L’Express
, venue pour faire un reportage sur l’agitation sociale, qui passait me saluer brièvement, est arrivée pour son malheur avant mon escorte de flics. Piégée, elle ne peut plus sortir, ce qui la scotche au fauteuil de ma chambre dans un silence angoissant. On ne peut pas lui reprocher de souhaiter fuir au plus vite cet endroit maléfique. D’autant plus qu’elle m’avait averti : « Je suis venue pour les émeutes, pas pour toi. » Trop tard pour les émeutes, elle se rabattra sur moi. Dehors, les policiers laissent passer mes proches : Azza, Jalel et Saïda. Tous mes autres visiteurs sont poussés dans des fourgons et jetés loin de l’hôpital. Mon beau-frère, Khemaïs, se retrouve à Charguia, une zone industrielle à dix kilomètres de Tunis, après avoir été tabassé avec une manivelle. Omar Mestiri est abandonné dans la forêt du Belvédère, à un kilomètre. Deux journalistes algériens sont balancés sur l’avenue Jugurtha à un kilomètre de là. Étrangers à la ville, ils ne sauront pas revenir.
La clinique est en état de siège. Il y a plus de flics que d’arbres. À croire que toute la Dakhilia s’est déplacée. De ma chambre, devenue poste de commandement, grâce à un portable tombé du ciel, j’informe mon boucher médiatique. Ce portable m’a été prêté par Éric, un touriste français de passage, le temps pour lui de revenir de sa tournée dans le Sud tunisien. Et s’il a échappé à la vigilance de la police c’est parce qu’il est sur un réseau étranger. Jalel, Azza et Saïda restent postés devant la porte de ma chambre.
À six heures, des femmes démocrates, des avocats, des membres du Conseil national, des syndicalistes, des étudiants, des cousins, bref plus d’une centaine de personnes, se massent devant le portail humain. Une armée de policiers, aigles noirs, police d’intervention rapide, des durs, Services Spéciaux, brigade canine avec leurs chiens-loups, flics en civil aux gueules de truands, recrutés dans les bas-fonds de la Tunisie, anciens prisonniers, anciens délinquants, armés de poings américains, font face à ma tribu. Tous les chefs de district de Tunis, du Bardo, de l’Ariana, d’El Menzah sont là. Imed Daghar, l’adjoint du chef de la police de Tunis, dirige les opérations.
Apparemment, ils ont pour consigne de m’isoler sous leur haute surveillance. C’était compter sans mes mégères : Azza, Saïda, maître Radhia Nasraoui, de cette tribu ferchichi qui a donné son nom à l’Afrique, Fatma Ksila, la femme du vice-président de la LTDH, le prisonnier le plus médiatisé de Tunisie. Radhia, fidèle à sa réputation de sorcière, les traîne dans la
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