Le rire de la baleine
l’indiscrétion des voisins. Dans ces hôpitaux, dits universitaires, les professeurs suivis de leurs disciples t’arrachent jusqu’à la feuille de vigne. Ils te chosifient, t’objectivent.
Il y a huit ans, j’ai perdu, ici, Mongia, ma sœur. Autrefois, on l’appelait Golda Meir à cause de sa force de caractère, avant qu’elle ne laisse les trois quarts de son estomac. Elle était nue, la peau sur les os, abandonnée dans un couloir. Quand elle m’a vu, elle m’a dit : « C’est atroce, je veux mourir. » Elle avait trente-neuf ans. J’ai maudit Dieu et ses prophètes. Qu’est-ce que je fais ici parmi ces gens qui tirent sur la corde de Dieu, alors que moi je la serre autour de mon cou ?
Je suis le borgne aux pays des aveugles. Je les entends me dire : « Tu n’es pas des nôtres. » C’est assourdissant. Je m’incline. Divine est la souffrance. Elle n’a pas d’égale. Elle est unique. Elle ne se partage pas. J’ai atterri dans cet hôpital parce que j’y ai mes entrées. Le principal médecin de mon comité médical, Tahar Mestiri, y exerce. Tout au début de ma grève de la faim, nous avons conclu un marché : si l’un de mes organes nobles était atteint, j’accepterais immédiatement d’être hospitalisé. Tahar Mestiri est de ces médecins qui perpétuent la tradition d’Avicenne. C’est un gardien de la santé. Pour lui, l’échec serait de soigner un patient sans avoir pu prévenir sa maladie. Pour lui, je suis d’emblée un échec. Il guette impuissant l’irruption de la maladie sans avoir le droit d’intervenir. C’est la première fois qu’il est confronté à un cas pareil : « Existe-t-il des médecins spécialisés en grève de la faim ? » s’interroge-t-il à voix haute.
Membre fondateur du CNLT, il s’est toujours comporté en médecin, jamais en militant. Un métier qu’il exerce aussi à l’aide des mots, de la musique, des sentiments… L’Aspirine en dernier recours. Pendant trente jours, il m’a prescrit la musique de Maria Callas, d’Ella Fitzgerald, d’Oum Kelthoum et les films d’Emir Kusturica, de Clint Eastwood. Il me récitait des vers du poète irakien Bader Chaker Essayab : « Tes yeux sont une forêt de palmiers à minuit, ou deux fenêtres dont s’éloigne lentement le croissant de lune. » Avec des mots simples, il nourrissait mon ego faute de nourrir mon corps. « On se souviendra longtemps de ta grève de la faim. Ce que tu fais, ce n’est pas rien. » Je l’épie du coin de l’œil pour vérifier s’il ne se moque pas de moi. Apparemment si ! Les plis de sa bouche trahissent le fond de sa pensée : « Cela ne fera pas de mal à cette baleine de maigrir un peu ! »
En m’accueillant dans son service de réanimation, il prend le risque d’être radié de la fonction publique. Son atout, c’est d’être irremplaçable, il trime autant qu’un mulet, est aimé de tous parce que naturellement bon. À l’hôpital, je m’accroche à son regard comme un père à celui de son fils qui s’apprête à l’abandonner à l’hospice. Pour que je le lâche, il me donne un somnifère et me prête même son baladeur qui depuis ne me quitte plus. Me sachant nicotinomane, il m’accompagne jusqu’aux toilettes pour fumer. Je lui sais gré de ne pas avoir insisté lourdement pour que j’arrête de fumer, contrairement aux autres membres du comité médical qui me harcelaient de leurs conseils : « Arrête, tu vas t’esquinter la santé. » Une santé qu’ils prenaient plaisir à tester en m’envoyant de grandes gifles sur la figure, en me tapant avec un marteau sur les articulations au prétexte de contrôler mes réflexes, tout en m’auscultant de préférence devant mes visiteurs, me contraignant à dévoiler ma bedaine pendante.
Cette première nuit à l’hôpital me fait du bien. Je me suis réveillé complètement retapé. La pression s’est éloignée et je n’ai plus des dizaines de mains à serrer, des dizaines d’histoires à écouter. Le glucose coule dans mes veines.
La dernière semaine m’avait laissé irritable, irascible, au point de me rendre aussi odieux qu’un homme souffrant d’une dent pourrie. Je ne supportais plus le bruit de la porte qui claque, j’imposais le silence, obligeant mes amis à aller chuchoter dans la cuisine. Hargneux, je ne supportais plus la présence des hommes et encore vaguement celle des femmes. Je dois avouer que j’ai même tabassé un syndicaliste de
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