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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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boue : « Bande de chiens, corrompus, lèche-bottes ! » Fous de rage, les policiers chargent et dispersent la foule.
    Ma femme se prend pour Jeanne d’Arc : « En avant ! Avancez, n’ayez pas peur de ces salauds ! » Fatma Ksila, pour ne pas demeurer en reste, va mettre le feu aux poudres. Elle gifle un policier, pas moins. Au lieu de s’en prendre à elle, ils s’attaquent à son mari qu’ils jettent à terre et rouent de coups de pied. « Ils ont tué mon mari ! » hurle Fatma en se griffant les joues et se frappant violemment les cuisses. Khemaïs perd connaissance. Mourad Blibèche, mon truand d’avocat, se jette dans la mêlée, à coups de tête et de dents. C’est dans la rue qu’il a appris à se battre ainsi. Jalel fait des croche-pieds aux policiers. Radhia s’agrippe à l’un deux. Ma femme en attrape un autre par la ceinture. Les policiers n’en reviennent pas : « Eh bien, bravo ! Et dire que vous vous prenez pour des intellectuels ! On aura tout vu. Bâtards, voyous, fils de sperme de chiens ! »
    Nous sommes en plein
West Side Story
. Véritable bataille rangée entre tribus se disputant un territoire. Dès qu’un flic touche à une femme, ils hurlent et se jettent sur lui. Même le très chic avocat Jameleddine Bida, ce francophone snobinard qui roule les « r », se met en position de boxeur, non sans avoir enfilé ses gants de chevreau. La très aristocratique Khadija Cherif, femme démocrate, se révèle une charretière, à la surprise de tous. Toute cette élite rendue timorée par treize années de plomb, de chasse à l’homme, de filature, de mise sur écoute, se métamorphose en adolescents frondeurs qui s’éclatent en cassant de la flicaille. Cette bataille burlesque va durer de six heures à minuit. Les habitants de Mutuelleville, toutes lumières allumées, sont aux premières loges.
    Moi, j’entends des cris depuis ma chambre entourée de flics. Des vagues de cris qui s’éloignent, puis se rapprochent. Je ne sais pas qui poursuit qui. Dieu, les prophètes et toutes les mères sont niqués. Je fulmine comme un lion en cage. J’imagine qu’ils sont en train de fracasser le crâne de ma femme, de ma sœur, de mon frère, de mes amis. Au téléphone, je fais entendre,
live
, ces cris d’égorgés. À Kamel Jendoubi à Paris, à Donatella Rovera à Londres, à Joël Campania à New York : « Écoutez ces cris affreux, ils sont en train de les massacrer. » À minuit, le chef de service, Lamjed Bensedrine, arrive enfin. Il s’adresse aux policiers en prenant l’attitude autoritaire d’un commissaire : « Vous bloquez les issues ! Dégagez immédiatement ! » Les policiers, conditionnés à exécuter des ordres, se ramollissent. Ma tribu en profite pour envahir le hall de la clinique.
    Lamjed continue avec moi son numéro de commissaire : « Ici, tu es sous l’autorité médicale. Si tu veux rester, tu restes. Si tu veux t’en aller, tu t’en vas. Tu fais à ta guise. » Je préfère rentrer chez moi. Bien que je puisse parfaitement marcher, il me met sur une civière. La mise en scène me plaît. Je sors sous le regard hargneux des policiers qu’une barrière invisible semble retenir.
    En moins de cinq minutes, ma tribu se disperse. Chacun rejoint sa voiture dans le claquement des portes, le bruit des pneus. Ils s’interpellent : « Tu as une place pour moi ? » « Monte »… « On se retrouve tous chez Taoufik,
dar
Taoufik. » C’est un bien étrange cortège qui défile à travers la ville. L’ambulance en tête, suivie d’une cohorte de voitures, le tout encadré de fourgons de police, de motos, de gyrophares et de sirènes qui nous poursuivent dans la nuit. Le portable n’arrête pas de sonner. Une radio suisse, une agence de presse espagnole, une organisation égyptienne des droits de l’homme, un avocat marocain viennent aux nouvelles. Je refuse de les prendre. Je suis entre la guerre et la paix. Je suis en mouvement. Je ne peux pas à la fois agir et commenter. Tirer et parler. Robert Ménard, de RSF, appelle : « Tiens bon, demain je débarque à neuf heures du matin avec une équipe de journalistes français. »
    Dans ma rue, des voix s’écrient : « Ils arrivent ! » ; comme du haut des montagnes basques, ce cri est repris en écho : « Ils arrivent ! » Il y a là tout un peuple de voisins, d’épiciers, de gardiens… Jusqu’à ma belle-mère, cette citadine réservée, qui pleure comme une

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