Le rire de la baleine
Khaled Ibn El Walid. Je deviens encore plus intraitable tout en me prosternant devant le Maître qui dit : « Je n’ai pas encore vu un homme qui eût une fermeté d’âme inflexible 3 . » « Je dois continuer pour mes ancêtres, ma mère, mes frères, mes sœurs, mes pays, mes amis, pour tous ceux qui m’ont soutenu. Je veux être digne de mes enfants. Je ne cesserai que lorsque les autorités me permettront de me poser sur une autre terre, que je sente que l’affront que l’on m’a fait en terrorisant mes enfants aura été réparé. » Je suis le torero qui a éreinté le taureau et qui attend qu’il mette un genou à terre avant de lui enfoncer sa dague. Et la foule, cette femme versatile, s’interpose. Elle veut que je jette mon boléro…
Il faut la satisfaire, je ne suis pas de taille à la braver. C’est peut-être cette voix au téléphone que je n’ai pas pu soutenir. Cette voix désarmante : « Je te supplie. Je ne peux pas dormir. Tu es comme mon fils. » La voix d’une mère qui souffre. Une voix éthiopienne : « Donne-moi du pain, j’ai faim. » Devant une telle supplique, tu abdiques, sinon tu n’es pas Homme. Je n’ai pu soutenir la voix de Marie-Claire Mendès France : « Au moins, va à l’hôpital. » Sa voix était le regard larmoyant d’un enfant. Parfois l’oreille voit avant les yeux. Le lendemain, je me prépare pour aller à la potence. « Sans un mot il obéit, s’agenouille sur les dalles, mains jointes comme pour une prière. Je patiente quelques secondes, le temps que ma vue s’adapte à l’obscurité. Quand ce sera mon heure, le moins que j’attendrai de mon compagnon, c’est la précision 4 . »
Le 24 avril, le CNLT rend public un communiqué : « Taoufik Ben Brik accepte la décision d’hospitalisation de ses médecins et se rend à l’hôpital ce jour, lundi 24 avril 2000, accompagné de sa femme Azza Zarrad, son amie Sihem Bensedrine, son frère Jalel Zoghlami, Chawki Salhi (dépêché à Tunis par le comité de soutien algérien à TBB) et les doyens Mohammed Chakroun et Mohammed Talbi ainsi que de maître Jameleddine Bida et de son comité médical. »
Je suis accompagné par mes guerriers, les sages de la ville, mes chamans, mon épouse, tel un chef de guerre qui se rend.
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Le Monde
, 3 mai 2000. ↵
Taoufik Ben Brik,
Et maintenant, tu vas m’entendre
, Aloès, 2000 (recueil de poésies interdit). ↵
Confucius,
Entretiens du Maître avec ses disciples
, Mille et Une Nuits, 1997. ↵
Christopher Burns,
Du Corps
, Climats, 1994. ↵
8
Comme un faucon aux longues ailes qu’on porte sur le poing, lorsqu’il est lancé et que, pour son plaisir, il décrit de nombreux circuits dans l’air et continue à s’élever toujours plus haut jusqu’à ce qu’il ait atteint toute son altitude ; et pour finir, lorsque la proie est levée, il descend comme l’éclair et fond brutalement sur elle : de même ferai-je, étant à présent enfin parvenu à ces vastes champs de l’air dans lesquels je vais pouvoir aller à mon gré et en toute liberté, errer quelque temps pour ma récréation, me promener dans le monde entier, me hausser jusqu’à ces orbes éthérés et ces sphères célestes, avant de redescendre enfin et retrouver les éléments que j’avais laissé »
Robert Burton
Je suis à l’hôpital universitaire Mongi-Slim de La Marsa, dans la banlieue nord et chic, à trente kilomètres de Tunis et à quelques pas du palais de Carthage. Je n’ai jamais vu un hôpital qui ressemble aussi peu à un hôpital. Une guérite de police est installée à l’entrée. La lumière est menaçante. Un soleil grand comme un cerceau râpe la terre qui bronze. On se croirait dans un de ces villages des régions steppiques où ne pousse que l’alfa.
Cet hôpital, un labyrinthe à la blancheur blafarde de la maladie, est bâti comme une succession de boîtes d’allumettes. Lieu de douleurs, ici ne sont traités que les grands malades aux visages ennoblis par la souffrance. Un cœur qui flanche, un estomac rongé par le cancer, une jambe amputée. Rien à voir avec la douleur existentielle, la douleur sartrienne. Des maladies qui métamorphosent les hommes en souris. Il n’existe rien de plus intime que la douleur. Quand ces patients voudraient se cacher pour geindre loin de la compassion mièvre des visiteurs à la santé éclatante, on les parque dans ces casernes où il n’y a pas de porte pour te protéger de
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