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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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lance un regard à rentrer sous terre. Va-t-elle me reprocher d’être responsable de l’emprisonnement de Jalel à cause de cette foutue grève ? Elle daigne s’asseoir sur le lit de coussins que je lui ai installé. « Tu as fait cette grève de la faim pour toi-même, commence-t-elle, maintenant tu as impliqué des
baraniya
, des étrangers. Des hommes et des femmes ont été blessés, d’autres ont perdu leur gagne-pain. Je te demande de continuer et je demande à tous tes frères, à l’exception d’El Hédi qui doit subvenir à vos besoins, d’entrer demain en grève illimitée. Allez vous recueillir sur la tombe de votre père et de votre sœur. » Puis, drapée dans sa gandoura égyptienne noire, elle se lève, s’appuie sur sa canne et repart comme elle est venue.
    Ouf, on respire. Azza, mon scribe, tente de traduire dans une langue moderne cette ordonnance venue de la montagne de Kaabachi, le chasseur aux moustaches brûlées, et d’Abdellah Saher, le magicien qui marche dans les airs. Ma mère analphabète se retrouve signataire de ce communiqué : « Je demande à tous mes enfants, Nejib, Saïda, Jamel en Angleterre, Najet en France, Fethi et Jalel en prison d’observer un jeûne illimité à partir du 1 er mai. Pour la réouverture de la maison d’édition Aloès, mise sous scellés le 10 avril, la prise en charge par les autorités tunisiennes des frais médicaux de plusieurs militants des droits de l’homme sauvagement battus, la reconnaissance des droits de Taoufik Ben Brik et la libération de Jalel Zoghlami. »
    Les médias s’emparent de cette histoire comme d’un conte antique. La mère, la famille, contre ce monstre froid : l’État. Le lait du sein contre l’acier. Ce n’est pas sans rappeler
L’Orient du milieu
d’Abderrahmane Menif  4 qui était devenu, dans les années soixante-dix, le livre de chevet de toute une génération. Ce roman immortalisait l’image de la mère qui demande à son fils de pourrir en prison plutôt que de trahir. Ou encore, ce poème,
À ma mère
, de Mahmoud Darwich que tous les Arabes déclament par cœur :
    J’ai la nostalgie du pain de ma mère,
    Du café de ma mère,
    Des caresses de ma mère…
    Et l’enfance grandit en moi,
    Jour après jour,
    Et je chéris ma vie, car
    Si je mourais,
    J’aurais honte des larmes de ma mère !  5
    Dans
Paris Texas
, Wim Wenders filme la maternité, la paternité, la fraternité, ces valeurs à la mesure de l’homme. Pour contrer l’offensive de la mère et l’émotion qu’elle provoque, Ben Ali lâche ses clebs, le 1 er mai, à Paris et à Tunis. Ils me font la réputation d’un francophone vendu à la France, travaillant pour les services français, le Mossad, et que sais-je encore. Najet à l’Élysée, ça n’a pas plu. Même Jalel, depuis sa prison, ne comprend pas : « Qu’est-ce qu’elle fout là-bas ? » Les médias français ont presque tous titré : « Ben Brik appelle Chirac à son secours. » Chirac a le beau rôle, mais moi j’ai l’air de quoi ? D’un harki. Je décide alors d’écrire un vrai message à Chirac. Le lendemain, 3 mai, il fera la « une » de tous les grands quotidiens parisiens.
    Dans la première version de cette lettre, j’accuse Jacques Chirac d’être le « blanchisseur par excellence de l’ignominie de Ben Ali », et d’être un homme « qui conserve dans ses entrailles les germes d’un collabo. Du temps de Pétain, je suis certain que Chirac lui aurait prêté serment » et je conclus, « je me sens plus Jean Valjean » que lui. Ces propos choquent. Ils seront expurgés par Robert Ménard – avec ma permission – de la version qui sera rendue publique.
    Et ma conclusion deviendra : « Alors que j’en suis à la cinquième semaine de ma grève de la faim, le temps presse. J’attends du président français – qui a un rôle prépondérant en Europe – qu’il s’engage dans un combat qui incarne les valeurs mêmes de la France républicaine, chère à mon cœur. » J’ai été piégé par ma propre paresse. J’ai eu la mauvaise idée de donner carte blanche à des rewriters politiquement corrects. Cette lettre va me desservir doublement. En Tunisie, mes détracteurs et mes supporters y lisent la confirmation de mon allégeance au président français. En France, elle me fait perdre de nombreux soutiens dans l’establishment qui l’estime blasphématoire.
    Depuis dix ans, je vis ainsi, comme un funambule : entre

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