Le Roi amoureux
sans vouloir faire tort à ce vénérable seigneur.
Quant à Denise, c’était une fille de grand sens et de fort bon cœur.
Tout simplement, elle fut émue.
Elle tendit la joue et, baissant les yeux :
– Puisque nous sommes mariés et que nous devons même nous remarier, vous pouvez bien m’embrasser ; il n’y a pas de mal à ça…
Et Corentin, cette fois, fut terrifié.
– Seigneur, je suis perdu ! s’écria-t-il en son for intérieur. Ah ! mon nez ! Maudit nez ! Que n’ai-je écouté don Tenorio qui voulait m’en couper la moitié !
Pourtant, il fallut s’exécuter.
Il courba donc sa longue échine flexible, ferma les yeux, invoqua les saints, et, avec la soudaine résolution qu’inspirent les grands désespoirs, embrassa la petite Denise. Oui, il l’embrassa sur les deux joues !…
XV
DON JUAN PRÊTE DE L’ARGENT À SES AMIS
Il était midi lorsque don Juan fut réveillé par maître Grégoire qui, le bonnet à la main, lui disait :
– M. le comte de Loraydan est là, qui demande audience à monseigneur…
– Audience ? fit la voix dure de Loraydan qui entra à ce moment, en fronçant les sourcils. Allons, maître Grégoire, vous savez votre métier. Mais tirez-vous de là, et ouvrez ces rideaux…
Maître Grégoire s’empressa d’obéir au deuxième de ces ordres, mais avant de se retirer, il demanda s’il fallait dresser la table de monseigneur, à quoi don Juan répondit qu’en effet il mourait de faim, mais qu’il ne voulait pas descendre à la grande salle.
À l’instant, il fut debout, et supplia Loraydan de patienter quelques instants en la salle voisine qui lui servait de parloir.
Et quelques minutes, en effet, lui suffirent pour se rafraîchir, refaire sa toilette, redevenir le don Juan impeccable d’allure et de costume qu’il était à son ordinaire.
Lorsqu’il alla rejoindre Loraydan, des garçons, sous la conduite de maître Grégoire, apportaient la table toute servie. Loraydan, prié de faire honneur au repas, assura qu’il avait dîné, et accepta seulement un verre de vin d’Espagne.
Don Juan se mit donc à table, et attaqua tout aussitôt, avec fougue.
Loraydan venait avec des intentions plutôt hostiles.
Il était furieux, ce digne comte. En y songeant, il avait calculé que don Juan lui coûtait beaucoup trop cher et il venait lui signifier qu’il eût à ne plus compter désormais sur sa bourse, – c’est-à-dire, en fait, sur celle de maître Turquand.
Loraydan l’attaqua rudement, avec une grossièreté voulue.
– Avouez, seigneur Tenorio, avouez que je vous ai jusqu’ici rendu beaucoup plus de services que vous ne m’en avez apporté. Dans le chemin de la Corderie, je vous ai, en fait, sauvé d’une accusation capitale. Chargé par votre souverain et par le mien de vous chercher et de vous tuer, je vous ai fait mon ami. Je vous ai prêté une première fois vingt mille livres, une deuxième fois quarante mille. Qu’avez-vous fait pour moi ? Vous n’avez même pas réussi à me débarrasser de cette Léonor d’Ulloa, et je viens vous avertir…
Loraydan s’arrêta court, demeura effaré.
Don Juan s’était renversé au dossier de son fauteuil et partait d’un éclat de rire qu’il semblait vouloir en vain réprimer, et cette fois, c’était le franc rire clair et sonore, d’une folle gaieté juvénile et sincère.
– Enfer ! gronda Loraydan.
– Cher comte…
Et le rire fusa, éclata de plus belle.
– Jamais on ne m’a ri ainsi au visage, dit Loraydan soudain debout, la dague au poing.
– Grâce, comte, vous allez me faire mourir !
Et renversé au dossier du fauteuil, don Juan riait à perdre haleine.
Loraydan, livide, leva le poignard.
– Tenorio, je vais obéir aux ordres que j’ai reçus ! Tenorio, je vais frapper !
– Frappez ! Tout vaudra mieux que de mourir bêtement d’un éclat de rire !
Et le fou rire le secoua plus irrésistible, plus gai, plus clair, inextinguible.
Loraydan jeta son poignard à l’autre bout de la pièce, et alors, subitement, Juan Tenorio reprit son sang-froid. Il s’essuya les yeux et avec une sorte de gaieté amère :
– Daignez vous asseoir, seigneur comte. Eh ! par le ciel, si je vous ai offensé, je vous en rendrai raison. Mais sur mon âme l’intention d’offense était bien loin de mon esprit. Buvez, cher comte, je reconnais ce vin, j’y reconnais les flancs maternels de la montagne brûlée de soleil et d’amour, j’y reconnais
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