Le roi d'août
échangé. C'était un frôlement de mains. C'était un rire aigu, brusquement interrompu, suivi de paupières baissées, de pommettes rougissantes. C'était une bouche qui se posait juste après une autre bouche au bord d'un grand hanap d'argent. C'était Philippe et c'était Agnès. Nul besoin d'être grand clerc pour comprendre que ces deux là étaient faits l'un pour l'autre et qu'il commençaient déjà à s'aimer.
Ce soir-là, un observateur attentif eût vu pleurer la muraille.
Avant d'arriver à Compiègne, Isambour ne savait trop ce qu'elle y venait faire. Une apparition publique était hors de question : si on la reconnaissait, on crierait à la sorcellerie et il lui faudrait s'enfuir pour échapper au bûcher, s'enfuir et ne plus jamais reparaître à une cour chrétienne. La perspective de se manifester en privé, à l'inverse, emplissait la jeune femme d'une délectation perverse : sortir du mur juste devant Philippe et sa charmante épouse, leur adresser un salut déférent, puis disparaître avant qu'ils n'aient le temps de réagir. Lui saurait pourquoi elle en était capable, aussi sa raison ne vacillerait-elle pas, mais du moins apprendrait-il que toutes ses précautions étaient vaines, qu'elle allait et venait à sa guise, et qu'elle était susceptible de le surprendre à tout moment, n'importe où. Voilà qui présagerait un retour au premier plan de massiers dont la présence ne favoriserait en rien l'harmonie conjugale. Quant à la petite péronnelle, deux ou trois frayeurs de ce genre et son esprit pourrait bien se mettre à battre la campagne. Peut-être croirait-elle avoir vu un ange et rentrerait-elle dans les ordres…
Bien qu'elle sût au fond qu'Agnès n'était responsable de rien, Isambour ne pouvait s'empêcher de la détester, parce qu'elle avait tout ce qu'elle-même n'avait pas. Pourquoi ne pas lui apparaître, à elle et à elle seule, tandis qu'elle attendait son époux, au lit ? La terrifier, la rendre folle sans attendre, afin que la nuit de noces n'ait pas lieu ? Philippe, marié à une démente, n'aurait d'autre choix que de la répudier et pourrait cette fois sans mentir invoquer la non-consommation.
Elle ne put s'y résoudre. Elle voulut ensuite rejoindre le roi sur le chemin de la chambre, mais les comtes de Flandre et de Boulogne accompagnèrent presque jusqu'au bout leur suzerain, une coupe à la main, parlant haut, riant à gorge déployée. Et Philippe, elle le remarqua, riait avec eux. Même le jour de leur mariage, avant le début du cauchemar, elle ne l'avait pas vu aussi détendu. Agnès, sans aucun doute, lui réussissait.
Isambour, glissant de muraille en muraille, parvint au fond de la chambre, dans l'angle le plus obscur, et sortit à demi la tête à l'extérieur. Philippe se déshabillait. Sa nouvelle épouse, appuyée sur un coude, la poitrine à demi dénudée par le drap, le contemplait sans honte. Quand il s'allongea auprès d'elle et qu'ils s'enlacèrent, la jeune Danoise éprouva une telle poussée de chagrin et de haine qu'elle jaillit hors du mur et s'avança d'un pas, injures et malédictions au bord des lèvres.
Puis elle se figea.
Il y avait, dans la manière dont ils se regardaient, quelque chose de désarmant. Quelque chose de presque enfantin, de tendre, de pur. À la lueur des chandelles disposées autour du lit, elle vit briller les yeux d'Agnès, l'œil unique de Philippe, et rien de ce qu'elle y discerna n'était feint, rien n'était forcé. Ils étaient beaux, même lui, ils étaient tellement ravis l'un de l'autre que leur joie éclatait à en briser l'âme.
Isambour l'aimait, lui, et la détestait, elle, ou bien les détestait tous les deux – à les voir ainsi, elle ne savait plus trop –, mais il n'y avait pas en elle une once de cruauté. Et les surprendre à présent, les arracher à leur étreinte pour leur hurler des atrocités, c'eût été cruel, ô combien. Plutôt que sa bouche, ce furent donc ses yeux qui parlèrent, tandis qu'elle reculait jusqu'au mur. Les joues inondées de larmes, les dents serrées pour ne pas gémir de désespoir, elle contempla encore un instant les deux corps qui s'aimaient si joliment, puis quand elle n'y tint plus, elle replongea au sein de la pierre.
Malheureuse, elle s'enfonça immédiatement six pieds sous terre et reprit le chemin de sa forteresse.
Désormais, son unique espoir résidait à Rome et s'appelait Célestin.
« L'angoisse d'une douleur inattendue m'oblige d'adresser
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