Le roi d'août
plus que Philippe ne remarqua la silhouette tremblante, recroquevillée dans un angle obscur de la chambre, qui observa un long moment leur bonheur avant de s'enfoncer dans la muraille.
Isambour n'avait pas voulu venir.
Si on ne l'avait pas jetée en forteresse pour l'occasion, sans doute ne fût-elle pas venue. À quoi bon, après tout, voir sa rivale épouser son mari ? La voir couronnée à sa place ? Les voir enlacés ? Cela n'eût servi qu'à lui faire du mal à elle, qui souffrait déjà bien assez. Mais on l'avait enfermée. On l'avait arrachée au confort relatif de l'abbaye pour la conduire en une cellule humide, où elle ne disposait que d'une paillasse à peine digne du nom de lit et d'une fenêtre minuscule par laquelle regarder le monde extérieur. On l'avait informée que ces dispositions étaient temporaires, bien entendu, mais il lui semblait qu'ensuite, on ne la ramènerait pas à Cysoing : aux adieux de l'évêque de Tournai, elle avait compris qu'il ne s'attendait pas à la revoir.
Ce fut la colère, d'abord, plus que le chagrin, qui la poussa à agir. Elle comprenait fort bien la raison des précautions de Philippe, et elle en était humiliée au plus haut point : comment pouvait-il croire qu'elle, élevée dans une cour royale, se fût rendue responsable d'un scandale public, telle une paysanne surprenant son mari au lit avec une maîtresse ? Vexée, insultée dans sa fierté, elle prit ses dispositions pour s'absenter avant même de l'avoir décidé consciemment : elle demanda à souper très tôt et, quand sa suivante lui eut apporté la maigre pitance qu'on lui octroyait, l'informa qu'elle n'aurait plus besoin d'elle avant le lendemain matin.
Une fois seule, ignorant la nourriture sans goût que son estomac noué n'eût pas accepté, Isambour se déshabilla entièrement et plongea dans la pierre comme on se jette à l'eau.
Elle prenait un risque important : si on entrait dans la cellule en son absence, son secret serait découvert. Les visites, cependant, lui étaient interdites, et elle ne pensait pas que quiconque se préoccupât assez de son sort pour venir s'informer de ses désirs ou de son bien-être.
Par bonheur, lorsqu'on l'avait transférée dans la forteresse, on ne l'avait pas empêchée de regarder la route, si bien qu'elle savait précisément où elle se trouvait et connaissait tout aussi précisément la direction de Compiègne. Elle partit aussitôt, demeurant assez loin sous la surface du sol pour éviter les racines ou le soc d'une éventuelle charrue éventrant la terre : elle soupçonnait qu'ils n'auraient pas pour elle les complaisances de la roche.
Ayant largement pratiqué son pouvoir durant les semaines précédentes, elle n'éprouvait plus la moindre peur à se déplacer ainsi et eût pu se consacrer tout entière au plaisir encore neuf que lui procurait cette fusion avec la nature sans la fureur qui l'animait.
Tout comme le sens de l'orientation, elle possédait lorsqu'elle s'unissait à l'élément minéral la conscience de la profondeur à laquelle elle se trouvait et de la nature du sol qui la couvrait ; pierre, terre battue, terre labourée ou dalles de marbre. Quand d'aventure son chemin croisait celui d'un cours d'eau, elle n'avait qu'à s'enfoncer sous le lit inondé pour traverser sans même ralentir l'allure.
Se déplaçant en ligne droite, insensible aux irrégularités du terrain ou aux intempéries, elle arriva près de Compiègne alors que la tardive nuit de juin n'était pas encore tombée. Après avoir vérifié que nul ne se trouvait là pour l'observer, elle quitta brièvement le couvert de la terre afin de repérer la résidence royale, qu'elle gagna ensuite en quelques battements de cœur.
Elle n'eut besoin que de se laisser guider par les éclats de voix pour parvenir à la grand-salle du banquet, et ce fut là, la tête à peine sortie d'un mur, dans une zone d'ombre où l'on risquait peu de remarquer une apparition aussi incongrue, qu'elle vit pour la première fois Agnès de Méranie. Qu'elle la vit avec Philippe.
Aussitôt, elle sentit fondre ses derniers espoirs, elle sut qu'il se battrait jusqu'au bout pour conserver sa nouvelle épouse.
Ce n'était pas tant qu'Agnès fût belle – elle ne l'était pas plus qu'Isambour, quoique différemment. Ce n'était pas tant non plus qu'elle fût à l'évidence pleine d'énergie, joyeuse, sensuelle, en un mot vivante. Ce n'était rien de tout cela, non. C'était un regard
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