Le roi d'août
excite, en leur promettant force présents, à chercher
quelque moyen défaire périr son neveu. Tous refusent de se charger
d'un si grand crime. Alors il quitte brusquement sa cour et ses
fidèles, s'absente pendant trois jours et se retire dans un vallon
boisé où se trouve le petit village appelé Moulineaux. De là, quand
la quatrième nuit est arrivée, Jean monte au milieu des ténèbres
dans une petite barque et traverse le fleuve. Il aborde à Rouen,
devant la poterne qui conduit à la grosse tour, sur le port que la
Seine, deux fois par jour, inonde de marée… »
Guillaume le Breton, La Philippid e
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Le Château-Gaillard, aux Andelys, dominant la vallée de la Seine, était un obstacle à quiconque voulait conquérir la Normandie. Colossal, son énorme donjon juché au sommet d'une éminence calcaire et protégé par trois enceintes successives, il avait été conçu pour être imprenable : Philippe savait donc qu'il lui fallait le prendre. Dès la fin de l'année, après en avoir dégagé les abords, il le fit entourer de plusieurs lignes de fossés et de palissades sévèrement gardées, espérant par ce blocus conduire ses occupants à se rendre. Sagement, il avait autorisé la population des villages voisins à se réfugier au château, dans l'espoir qu'ainsi, les provisions s'épuiseraient plus vite.
Le gouverneur de la place, Roger de Lascy, ne s'y trompa pas et comprit vite qu'on commencerait à mourir de faim au milieu de l'hiver. Décidé à résister malgré tout, persuadé que Jean sans Terre lui enverrait des renforts, il se résolut à expulser les bouches inutiles : les femmes, les enfants, les vieillards, les malades, tous les malheureux incapables de tirer à l'arc ou de manier l'épée, se virent jetés hors les murs. Ils se retrouvèrent pris entre le fossé qui bordait la première enceinte et les barricades françaises.
Commença alors une longue guerre des nerfs, Philippe refusant de laisser s'échapper les proscrits afin que les assiégés soient témoins de leurs souffrances, le gouverneur refusant de les faire rentrer. Plusieurs centaines d'êtres humains dépérirent là peu à peu, sous les yeux de leurs frères, de leurs pères, de leurs maris, parce qu'un haut dignitaire avait le sens du devoir. La faim eut raison de la plupart, et ceux qu'elle épargna, le froid et la neige les emportèrent. En définitive, ce fut Philippe qui céda, quand il ne resta plus que quelques pauvres pantins émaciés, ayant songé trop tard à s'entredévorer et n'en ayant plus la force. Lorsqu'on les nourrit, quasiment tous en moururent.
Les neiges fondues, il devint nécessaire de crever l'abcès. Le siège n'avait déjà que trop duré et le réchauffement de l'air rendrait bientôt insoutenable, insalubre, la proximité du charnier. Puisque Roger de Lascy se refusait à capituler, incapable de croire que Jean l'avait oublié, on appela des renforts, on construisit des machines d'assaut, on combla le fossé pour attaquer la muraille au bélier et en approcher les beffrois, on mit les sapeurs à la tâche sur les fondations d'une tour…
Quand on bouta le feu aux étais qui soutenaient les galeries creusées sous l'ouvrage, ce dernier s'effondra, offrant aux assaillants l'accès à la première enceinte. Quoiqu'elle renfermât la chapelle et un puits, la garnison ne chercha pas à la défendre davantage et se replia derrière la seconde muraille, non sans détruire le pont qui permettait de l'atteindre en enjambant un nouveau fossé large de dix toises et presque aussi profond.
Le problème redevenait entier. Cette enceinte-là n'était pas moins bien défendue que la première ; plus haut perchée sur l'éminence rocheuse, elle donnerait d'autant plus de travail aux sapeurs.
L'astuce d'un soldat imprima à l'assaut une impulsion inattendue : cet homme parvint à franchir la muraille par le biais des latrines et entraîna ses camarades à sa suite. Les assiégés, croyant les prendre au piège, incendièrent le bâtiment, mais le feu se communiqua à l'ensemble de la cour et ils durent se réfugier en toute hâte derrière la troisième enceinte.
L'attaque reprit, trébuchets et mangonneaux martelant le rempart, sapeurs maniant la pioche et la pelle. À cette altitude, le château était construit à même le roc, si bien que creuser une tranchée n'allait pas sans mal. Quant à la garnison, ses provisions n'étaient pas épuisées et elle n'avait guère subi de pertes : elle
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