Le roi d'août
fils d'une créature diabolique se conduise en chrétien ? Comment voudriez-vous, madame, qu'il ne soit pas cruel ?
— S'il te plaît de croire pour soulager ta conscience que c'est là la cause de tes vices, grand bien te fasse, soupira Aliénor. Mais ton père n'était pas cruel, et les églises lui importaient peu. Il était tendre, au contraire. Insouciant, sans doute, peut-être irresponsable, mais tendre. Tu ne peux pas savoir le bien que cela fait à une femme, un peu de tendresse, après la couche d'un soudard. (Comme il s'autorisait un rictus moqueur, elle baissa la voix.) Non, je suppose que tu ne peux même pas l'imaginer… (Elle redressa brutalement la tête.) Je t'ai tout dit : si tu n'y vois pas d'inconvénient, à présent, j'aimerais aller me coucher.
Son fils la congédia d'un geste négligent, dépourvu de respect. Une fois seul, il s'allongea à nouveau et ferma les paupières, songeur. Isambour estima le moment bien choisi pour quitter les lieux et s'en retourner à Étampes.
Ce qu'elle venait d'apprendre la frappait par son ironie : les rois antagonistes, le Français et l'Anglais, étaient tous deux des sangs-mêlés. Le second, cependant, ne devait pas même soupçonner ses pouvoirs puisqu'Aliénor n'en avait pas parlé – soit qu'elle les ignorât, soit qu'elle estimât Jean capable de faire assez de mal sans une arme supplémentaire. D'après ce qu'elle avait dit de son mystérieux amant qui entrait à volonté dans sa chambre, Isambour soupçonnait ce dernier d'être un fils des pierres, mais ce ne serait pas elle qui le révélerait au roi anglais : pour peu que le pouvoir de se déplacer dans l'élément minéral lui fût accessible en dépit de son héritage humain, c'était le dernier être qu'elle avait envie de croiser au détour d'une muraille. Le peuple, à l'évidence, pouvait tout comme la race humaine engendrer des monstres.
La défaite d'Arthur plongea Philippe dans une violente colère. Réalisant que prendre Arques ne lui servirait à rien sans une offensive parallèle dans l'Ouest, il fit démolir ses engins de siège et marcha vers la vallée de la Loire en saccageant tout sur son passage. Cette course effrénée d'un nouvel Attila s'acheva par la prise de Tours, après laquelle le roi, calmé, réalisa qu'entamer une campagne d'automne serait hasardeux alors qu'il y avait beaucoup à gagner par la négociation. Il rentra donc à Paris, laissant Jean libre de faire peser son joug sur ses fiefs. Dès cette date et jusqu'au printemps suivant, les entrevues succédèrent aux échanges de messages entre la cour de France et les barons mécontents, tant et si bien que des traités finirent par être rédigés.
Une nouvelle fois, Jean avait signé sa propre perte : après son coup d'éclat de Mirebeau, il pouvait s'assurer la fidélité de tous ses vassaux en se montrant magnanime. Au lieu de quoi, il avait jeté les rebelles en prison, laissé plusieurs chevaliers mourir de faim et libéré les autres contre des rançons exorbitantes. Quant au jeune Arthur, tous les efforts de Guillaume des Roches et des nobles bretons n'avaient pu obtenir sa libération – ce qui pèserait lourd sur la suite des événements.
Le sénéchal d'Anjou, désormais convaincu qu'il n'y avait rien à tirer du Plantagenêt, noua avec le Capétien une alliance définitive, à laquelle se joignirent la plupart des barons de son comté, du Poitou et de Bretagne, ainsi que plusieurs nobles normands. Se voyant ainsi grandes ouvertes les portes des fiefs continentaux de l'Anglais, la coalition dressée contre lui par sa mesquinerie entreprit de l'attaquer de tous côtés. À peine eut-il le temps, sentant venir l'assaut, de faire transférer Arthur dans une prison qu'il jugeait plus sûre, à Rouen. Ensuite, ce fut pour l'ost royal français et ses alliés une série de conquêtes d'autant plus aisées que Jean, au lieu de résister, s'employait à piller la Bretagne qu'il achevait de s'aliéner. La Touraine, l'Anjou tombèrent, une partie de la Normandie…
En été, comme prévu, le pape tenta de s'interposer et exigea la paix. Philippe, en cédant, eut créé un précédent dangereux : Innocent ne rêvait que trop d'imposer sa loi à la Chrétienté. Après avoir exigé de ses feudataires l'engagement écrit de le soutenir au besoin contre le pontife, il déclara aux envoyés de ce dernier qu'en matière féodale, s'agissant de ses relations avec un vassal, il n'avait pas à recevoir
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