Le roi d'août
voir jeter quelques miettes.
L'honneur de découper les viandes, par tradition, n'était pas dévolu aux serviteurs mais à de jeunes nobles. Ainsi, le fils aîné d'Henri d'Anjou s'était-il acquitté de la tâche pour Philippe à l'occasion de son couronnement. Aujourd'hui, faute de prince héritier, c'était Renaud qui officiait, comme à l'ordinaire.
Pour la première fois de la journée, le roi se détendit un peu et eut un sourire franc : apercevoir enfin un véritable ami lui faisait du bien.
Renaud de Dammartin avait à peu près le même âge que lui. Tout jeune, il avait été envoyé par son père à la cour de France, afin d'y être élevé dans les usages de la chevalerie. Les deux garçons n'avaient pas tardé à fraterniser, partageant les mêmes jeux, la même éducation martiale auprès de Robert Clément et commettant de concert les mêmes sottises. Leur rivalité amicale n'avait pas été le moindre facteur de leurs progrès en matière d'arts guerriers, dans lesquels le blond et beau Renaud, plus robuste, plus agressif, surpassait d'ailleurs souvent Philippe. Qui ne s'en vexait pas : un roi, selon lui, devait avoir d'autres talents que celui du combat, une finesse dont son ami, trop entier, était dépourvu. Leurs différences, toutefois, n'ôtaient rien au sentiment qui les unissait, et le jeune souverain déplorait de ne pas voir Renaud autant qu'il l'eût souhaité, en raison de ses responsabilités nouvelles. Certes, depuis qu'il était remis de sa mésaventure, il avait repris l'entraînement ; le temps, cependant, lui manquait pour les jeux ou la chasse.
Mais avait-il vraiment envie de retourner à la chasse ?
Plus jamais, en tout cas, il ne distancerait les veneurs, fût-ce pour poursuivre le plus beau sanglier de France.
Du sanglier, rôti et nappé d'une sauce épaisse, odorante, ce fut justement ce qu'on lui apporta, sur une large tranche de pain bis. Puisqu'il n'eût pas été diplomate d'adresser la parole à un simple écuyer tranchant alors que, depuis un long moment, il délaissait ses voisins, Philippe se contenta de remercier d'un bref sourire. Renaud, dans les yeux duquel brillait une ironie mordante, se rappelait la forêt, les recherches frénétiques – et comme il ignorait le reste, car même à lui, son ami n'avait rien révélé, il s'amusait gentiment chaque fois qu'il était entre eux question de gibier. Parfois, le roi eût bien voulu le voir aux prises avec Lysamour ou un autre de ces êtres détestables qui semblaient former une société en marge de celle des hommes.
Ces êtres détestables dont il faisait presque partie.
Il secoua violemment la tête pour chasser la noire méditation qu'il sentait poindre en lui.
— Vous ne vous sentez pas bien, sire ? interrogea Baudoin de Hainaut.
— Je me sens très bien, je vous remercie, répondit Philippe avec plus de sécheresse qu'il ne l'eût voulu.
Pour se rattraper, il entreprit alors d'interroger le comte sur son pays, manifestant une telle curiosité et un tel enthousiasme que son interlocuteur ne pouvait manquer d'en être flatté.
Quand chacun des invités de marque eut reçu pareillement du pain garni de viande, tandis que des serviteurs emplissaient de légumes variés les écuelles vidées du potage, on fit circuler les corbeilles et les plats de sanglier découpé, afin de permettre aux autres convives de se servir – avec les doigts. Tout le monde, d'ailleurs, mangeait avec les doigts. C'était à peine si quelques dames, trop délicates pour déchirer la viande de leurs dents, recoupaient à l'aide d'un couteau les morceaux qu'on leur apportait, couteau qu'elles n'utilisaient cependant pas pour porter les aliments à la bouche. Malgré la présence de rince-doigts, la nappe sur laquelle on s'essuyait ne tarda pas à se couvrir de taches et de traînées sombres.
Au sanglier succédèrent d'autres viandes, accompagnées de riches sauces, puis toutes les tranches de pain imbibées furent collectées dans le pot à aumônes en vue d'être distribuées aux pauvres. On apporta alors les volailles, paons et faisans parés de leurs plumages, poulets bardés de lard…
Philippe mangeait de bon appétit et aidait sans déchoir le comte de Hainaut à vider le hanap qu'ils partageaient ; les serviteurs circulant entre les tables pour veiller à ce que nul ne manquât de rien allaient régulièrement le remplir. Il était peu de soucis dont les plaisirs de la table ne parvenaient à consoler le
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