Le Roi de fer
les chiens chassaient difficilement, à cause du givre partout
répandu qui refroidissait les odeurs.
Le roi était perdu. Il contemplait
une grande plaine blanche, où tout, jusqu’à l’horizon, les prairies, les haies
courtes, les chaumes de la récolte passée, les toits d’un village, les
lointains moutonnements de la forêt suivante, tout était recouvert d’une même
couche scintillante immaculée. Le soleil avait percé.
Le roi se sentit soudain comme
étranger à l’univers ; il éprouva une sorte d’étourdissement, de
vacillement sur sa selle. Il n’y prit pas garde, car il était robuste et ses
forces ne l’avaient jamais trahi.
Tout préoccupé de savoir si son cerf
avait débuché ou non, il suivit la lisière du bois, au pas, cherchant à
distinguer sur le sol le pied de l’animal. « Dans ce givre, je le devrais
voir aisément », se disait-il.
Il aperçut un paysan qui marchait
non loin.
— Holà, l’homme !
Le paysan se retourna et vint vers
lui. C’était un manant d’une cinquantaine d’années ; il avait les jambes
protégées par des guêtres de grosse toile et tenait un gourdin dans la main
droite. Il ôta son bonnet, découvrant des cheveux grisonnants.
— N’as-tu pas vu un grand cerf
fuyant ? lui demanda le roi.
L’homme hocha la tête et
répondit :
— Oui-da, mon Sire. Un animal
comme vous le dites m’a passé au nez, tout à l’heure. Il portait la hotte et
tirait la langue. C’est sûrement votre bête. Vous n’aurez point long à
courir ; comme il était, il cherchait l’eau. N’en trouvera qu’aux étangs
des Fontaines.
— Avait-il les chiens après
lui ?
— Point de chiens, mon Sire.
Mais vous reprendrez sa voie, auprès de ce grand hêtre, là-bas. Il va aux
étangs.
Le roi s’étonna.
— Tu as l’air de savoir le pays
et la chasse, dit-il.
Le visage du manant se fendit d’un
bon sourire. De petits yeux marron et malins fixaient le roi.
— Je sais le pays et la chasse,
un peu, dit l’homme, et je souhaite qu’un aussi grand roi que vous êtes y goûte
longtemps son plaisir, tant que Dieu veuille.
— Tu m’as donc reconnu ?
L’autre hocha la tête de nouveau et
dit fièrement :
— Je vous ai vu passer, lors
d’autres chasses, et aussi Monseigneur de Valois votre frère, quand il est venu
affranchir les serfs du comté.
— Tu es homme libre ?
— Grâce à vous, mon Sire, et
point serf comme je suis né. Je sais mes chiffres, et tenir le stylet pour
compter s’il le faut.
— Es-tu content d’être
libre ?
— Content… sûr qu’on l’est.
C’est-à-dire qu’on se sent autrement, on cesse d’être comme des morts en notre
vivant. Et nous savons bien, nous autres, que c’est à vous qu’on doit les
ordonnances. On se les répète souvent, comme notre prière sur la terre :
« Attendu que toute créature humaine qui est formée àl’image de
Notre - Seigneur doit généralement être franche par droit naturel …» C’est
bon d’entendre ça, quand on se croyait pour toujours ni plus ni moins que les
bêtes.
— Combien as-tu payé ta
franchise ?
— Soixante-cinq livres.
— Tu les possédais ?
— Le travail d’une vie, mon
Sire.
— Comment te nommes-tu ?
— André… l’André du bois, on
m’appelle, parce que c’est par là que j’habite.
Le roi, qui n’était point
ordinairement généreux, éprouva le désir de donner quelque chose à cet homme.
Point une aumône, un présent.
— Sois toujours bon serviteur
du royaume, André du bois, lui dit-il, et garde ceci qui te fera souvenir de
moi.
Il détacha son cor, un beau morceau
d’ivoire sculpté, serti d’or, et d’un prix plus élevé que celui dont l’homme
avait acheté sa liberté.
Les mains du paysan tremblèrent
d’orgueil et d’émotion.
— Oh ! Ça… oh ! Ça…
murmura-t-il. Je le mettrai sous la statue de Madame la Vierge, pour qu’il
protège la maison. Que Dieu vous ait en garde, mon Sire.
Le roi s’éloigna, empli d’une joie
comme il n’en avait pas connu depuis bien des mois. Un homme lui avait parlé
dans la solitude des champs, un homme qui, grâce à lui, était libre et heureux.
La lourde traîne du pouvoir et des années s’en trouvait allégée d’un coup. Il
avait bien fait son travail de roi. « On sait toujours, du haut d’un
trône, qui l’on frappe, se disait-il ; mais on ne sait jamais si le bien
qu’on a voulu est vraiment fait, ni à qui. » Cette
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