Le Roi de fer
acharnés qui
erreraient avec lui, jusqu’à la nuit, ou le conduiraient se noyer dans un
étang.
Hugues de Bouville, penché sur
Philippe le Bel, s’écria :
— Le roi vit !
Avec deux baliveaux taillés sur
place à coups d’épée, et entre lesquels on noua ceintures et manteaux, on
fabriqua une civière de fortune, où l’on étendit le roi. Celui-ci ne remua un
peu que pour vomir et se vider de toutes parts comme un canard qu’on étouffe.
Il avait les yeux vitreux et mi-clos.
On le porta ainsi jusqu’à Clermont
où, dans la nuit, il recouvra partiellement l’usage de la parole. Les médecins,
aussitôt mandés, l’avaient saigné.
À Bouville, qui le veillait, son
premier mot péniblement articulé fut :
— La croix… la croix…
Et Bouville, pensant que le roi
voulait prier, alla lui chercher un crucifix.
Puis Philippe le Bel dit :
— J’ai soif.
À l’aube, il demanda en bégayant
d’être conduit à Fontainebleau, où il était né. Le pape Clément V lui
aussi, se sentant mourir, avait voulu revenir vers le lieu de sa naissance.
On décida de faire voyager le roi
par eau, pour qu’il fût moins secoué ; on l’installa dans une grande
barque plate qui descendit l’Oise. Les familiers, les serviteurs et les archers
d’escorte suivaient dans d’autres barques, ou bien à cheval le long des berges.
La nouvelle devançait l’étrange
cortège, et les riverains accouraient pour voir passer la grande statue
abattue. Les paysans ôtaient leurs coiffures, comme lorsque la procession des
Rogations traversait leurs champs. À chaque village, des archers allaient
quérir des bassines de braises qu’on déposait dans la barque, pour réchauffer
l’air autour du roi. Le ciel était uniformément gris, lourd de nuées neigeuses.
Le sire de Vauréal vint de son
manoir, qui commandait une boucle de l’Oise, pour saluer le roi ; il lui
trouva un teint de mort répandu sur le visage. Le roi ne lui répondit que des
paupières. Où était l’athlète qui naguère faisait ployer deux hommes d’armes
rien qu’en leur pesant sur les épaules ?
Le jour finissait tôt. On alluma de
grandes torches, à l’avant des barques, dont la lumière rouge et dansante se
projetait sur les berges ; et l’on eût dit du cortège une grotte de
flammes qui traversait la nuit.
On arriva ainsi au confluent de la
Seine et, de là, jusqu’à Poissy. Le roi fut porté au château.
Il demeura là une dizaine de jours,
au bout desquels il parut un peu rétabli. La parole lui était revenue. Il
pouvait se tenir debout, avec des gestes encore gourds. Il insista pour
continuer vers Fontainebleau, et, faisant un grand effort de volonté, il exigea
qu’on le mît à cheval. Il alla de la sorte, prudemment, jusqu’à Essonne ;
mais là, il dut abandonner ; le corps n’obéissait plus au vouloir.
Il acheva le trajet dans une
litière. La neige tombait à nouveau, le pas des chevaux s’y étouffait.
À Fontainebleau, la cour était déjà
rassemblée. Des feux flambaient dans toutes les cheminées du château. Le roi,
quand il entra, murmura :
— Le soleil, Bouville, le
soleil…
IX
UNE GRANDE OMBRE SUR LE ROYAUME
Pendant une douzaine de jours, le roi
erra en lui-même comme un voyageur perdu. Par moments, encore qu’il se fatiguât
très vite, il paraissait reprendre son activité, s’inquiétait des affaires du
royaume, exigeait de contrôler les comptes, demandait avec une impatience
autoritaire qu’on présentât toutes les lettres et ordonnances à sa
signature : il n’avait jamais montré un tel appétit de signer. Puis,
brusquement, il retombait dans l’hébétude, prononçant de rares mots sans suite
et sans objet. Il passait sur son front une main amollie dont les doigts
pliaient mal.
On disait à la cour qu’il était
absent de soi. En fait, il commençait d’être absent du monde.
De cet homme de quarante-six ans, la
maladie, en trois semaines, avait fait un vieillard aux traits effondrés qui ne
vivait plus qu’à demi au fond d’une chambre du château de Fontainebleau.
Et toujours cette soif qui le
poignait et lui faisait réclamer à boire !
Les médecins assuraient qu’il n’en
réchapperait pas, et l’astrologue Martin, en termes prudents, annonça une
terrible épreuve à subir vers le bout du mois par un puissant monarque
d’Occident, épreuve qui coïnciderait avec une éclipse de soleil. « Il se
fera ce jour-là, écrivait maître Martin, une
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