Le Roi de fer
plaisir à surprendre les gens, c’était un plaisir secret.
La clameur grossissait toujours. Le
cortège des Templiers passait à l’extrémité de la rue, et le roi put voir un
instant, par l’échappée entre les maisons, le chariot et ses quatre occupants.
Le grand-maître se tenait droit ; il avait l’air d’un martyr, mais non
d’un vaincu.
Laissant la foule se précipiter au
spectacle, Philippe le Bel, d’un pas égal, par les rues brusquement vidées,
revint vers son palais.
Le peuple pouvait bien maugréer un
peu, et le grand-maître redresser son vieux corps torturé. Dans une heure tout
serait terminé, et la sentence dans l’ensemble bien accueillie. Dans une heure,
l’œuvre de sept années serait accomplie, parachevée. Le Tribunal épiscopal
avait statué : les archers étaient nombreux ; les sergents gardaient
les rues. Dans une heure, l’affaire des Templiers serait effacée des soucis
publics, et le pouvoir royal en sortirait grandi et renforcé.
« Même ma fille Isabelle sera
satisfaite. J’aurai fait droit à sa prière, et de la sorte contenté tout le
monde. Mais il était temps d’en finir », se disait le roi Philippe.
Il rentra dans sa demeure par la
Galerie mercière.
Tant de fois remanié, au cours des
siècles, sur ses vieilles fondations romaines, le Palais venait d’être
entièrement rénové par Philippe, et sensiblement agrandi.
L’époque était à la construction, et
les princes rivalisaient sur ce point. Ce qui se faisait à Westminster était, à
Paris, déjà terminé.
Des édifices anciens, Philippe
n’avait gardé intacte que la Sainte-Chapelle bâtie par son grand-père Saint Louis.
Le nouvel ensemble de la Cité, avec ses grandes tours blanches se reflétant
dans la Seine, était imposant, massif, ostentatoire.
Fort regardant à la petite dépense,
le roi Philippe ne lésinait pas dès lors qu’il s’agissait d’affirmer la
puissance de l’État. Mais comme il ne négligeait aucun profit, il avait concédé
aux merciers, moyennant redevance annuelle, le privilège de tenir boutique dans
la grande galerie du Palais, qu’on appelait de ce fait la Galerie mercière,
avant de l’appeler la Galerie marchande [8] .
Cet immense vestibule, haut et vaste
comme une cathédrale à deux nefs, faisait l’admiration des voyageurs. Sur les
chapiteaux des piliers se dressaient quarante statues figurant les quarante
rois qui, depuis Pharamond et Mérovée, s’étaient succédé à la tête du royaume
franc. Face à l’effigie de Philippe le Bel avait été placée celle d’Enguerrand
de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, qui avait inspiré et dirigé les
travaux.
Ouverte à tout venant, la Galerie
constituait un lieu de promenade, de négoce et de rencontres galantes. On y
pouvait faire ses emplettes et en même temps y côtoyer les princes. La mode se
décidait là. Une foule incessamment déambulait entre les éventaires, au-dessous
des grandes statues royales. Broderies, dentelles, soieries, velours et
camelins, passementeries, articles de parure et de petite joaillerie
s’entassaient, chatoyaient, miroitaient sur les comptoirs de chêne dont le soir
on relevait l’abattant, ou chargeaient des tables à tréteaux, ou pendaient à
des perches. Dames de la cour, bourgeoises, servantes allaient d’un étalage à
l’autre. On palpait, on discutait, on rêvait, on flânait. L’endroit bruissait
de discussions, de marchandages, de conversations, de rires, dominés par le
boniment des vendeurs racolant la pratique. Nombreuses étaient les voix aux
accents étrangers, surtout des accents d’Italie et de Flandre.
Un gaillard efflanqué proposait des
mouchoirs brodés, disposés sur une bâche de chanvre, à même le sol.
— Ah ! N’est-ce point
pitié, belles dames, criait-il, que de se moucher dans ses doigts ou dans sa
manche, quand vous avez pour ce faire des toiles si finement adornées, que vous
pouvez nouer avec grâce autour de votre bras ou de votre aumônière !
Un autre amuseur, à quelques pas,
jonglait avec des bandes de dentelles de Malines et les lançait si haut que
leurs arabesques blanches montaient jusqu’aux éperons de pierre de Louis le
Gros.
— On brade, on donne ! Six
deniers l’aune. Laquelle de vous n’a six deniers pour se faire les tétons
aguicheurs ?
Philippe le Bel traversa la Galerie
dans toute la longueur. La plupart des hommes, sur son passage,
s’inclinaient ; les femmes amorçaient une
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