Le Roi de fer
la rue Mauconseil où habitait sa tante, Mahaut
d’Artois.
— Vois-tu, Lormet, dit le
géant, je veux que cette chienne trop grasse entende son malheur de ma propre
bouche. Voici un grand moment de plaisir, en ma vie, qui s’approche. Je veux
voir la mauvaise gueule de ma tante, lorsque je vais lui conter ce qui se passe
à Maubuisson. Et je veux qu’elle vienne à Pontoise ; et je veux qu’elle
aide à sa ruine en allant braire devant le roi, et je veux qu’elle en crève de
dépit.
Lormet bâilla un bon coup.
— Elle crèvera, Monseigneur,
elle crèvera, soyez-en sûr, vous faites bien tout ce qu’il faut pour cela, dit-il.
Ils atteignaient l’imposant hôtel
des comtes d’Artois.
— N’est-ce point vilenie
qu’elle soit à se goberger en ce gros logis que mon grand-père a fait
bâtir ! reprit Robert. C’est moi qui devrais y vivre !
— Vous y vivrez, Monseigneur,
vous y vivrez.
— Et je t’en ferai concierge,
avec cent livres par an.
— Merci, Monseigneur, répondit
Lormet comme s’il avait déjà la haute fonction, et l’argent en poche.
D’Artois sauta au bas de son
percheron, lança la bride à Lormet, et saisit le heurtoir dont il frappa
quelques coups à fendre la porte.
Le battant clouté s’ouvrit, livrant
passage à un gardien de belle taille, fort éveillé, et qui tenait à la main une
masse grosse comme le bras.
— Qui va là ? demanda le
gardien, indigné d’un pareil vacarme.
Mais Robert d’Artois le poussa de
côté et pénétra dans l’hôtel. Une dizaine de valets et de servantes
s’affairaient au nettoyage matinal des cours, des couloirs et des escaliers.
Robert, bousculant tout le monde, gagna l’étage des appartements.
— Holà !
Un valet accourut, tout effaré, un
seau à la main.
— Ma tante, Picard ! Il me
faut voir ma tante dans l’instant.
Picard, la tête plate et le cheveu
rare, posa son seau et répondit :
— Elle mange, Monseigneur.
— Eh bien ! Je n’en suis
point dérangé ! Préviens-la de ma venue, et fais vite !
S’étant rapidement composé une mine
de douleur et d’émotion, Robert d’Artois suivit le valet jusqu’à la chambre.
Mahaut, comtesse d’Artois, pair du
royaume, ex-régente de Franche-Comté, était une puissante femme entre quarante
et quarante-cinq ans, à la carcasse haute et solide, aux flancs massifs. Son
visage, au masque engraissé, donnait une impression de force et de volonté.
Elle avait le front large et bombé, le cheveu encore bien châtain, la lèvre un
peu trop duvetée, la bouche rouge.
Tout était grand chez cette femme,
les traits, les membres, l’appétit, les colères, l’avidité à posséder, les
ambitions, le goût du pouvoir. Avec l’énergie d’un homme de guerre et la
ténacité d’un légiste, elle menait sa cour d’Arras comme elle avait mené sa
cour de Dole, surveillant l’administration de ses territoires, exigeant
l’obéissance de ses vassaux, ménageant la force d’autrui, mais frappant sans
pitié l’ennemi découvert.
Douze ans de lutte avec son neveu
lui avaient appris à le bien connaître. Chaque fois qu’une difficulté
survenait, chaque fois que les seigneurs d’Artois regimbaient, chaque fois
qu’une ville protestait contre l’impôt, Mahaut ne tardait pas à déceler quelque
action de Robert, en sous-main.
« C’est un loup sauvage, un
grand loup cruel et faux, disait-elle en parlant de lui. Mais je suis plus
solide de tête, et il finira par se briser lui-même à force d’en trop
faire. »
Ils se parlaient à peine depuis de
longs mois et ne se voyaient que par obligation, à la cour.
Ce matin-là, assise devant une
petite table dressée au pied de son lit, la comtesse Mahaut mâchait, tranche
après tranche, un pâté de lièvre qui constituait le début de son menu de
réveil.
De même que Robert s’appliquait à
feindre l’émoi et le chagrin, elle s’appliqua, quand elle le vit entrer, à
feindre le naturel et l’indifférence.
— Eh ! Vous voilà bien vif
à l’aurore, mon neveu. Vous arrivez comme la tempête ! D’où vient cette
hâte ?
— Madame ma tante, s’écria
Robert, tout est perdu !
Sans changer d’attitude, Mahaut
s’arrosa tranquillement le gosier d’une pleine timbale de vin d’Arbois, à la
belle couleur de rubis, et qu’elle préférait à tout autre.
— Qu’avez-vous perdu,
Robert ? Un autre procès ? demanda-t-elle.
— Ma tante, je vous jure que ce
n’est point
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