Le Roi de fer
« tourmenteurs », comme on les
appelait, avaient les yeux cernés de rouge par la fatigue. Leurs avant-bras
musclés et velus, maculés de sang, pendaient le long de leurs tabliers de cuir.
Ils sentaient fort.
Nogaret se leva du tabouret sur
lequel il était resté assis pendant l’interrogatoire, et sa silhouette maigre
se doubla d’une ombre tremblante sur les pierres grisâtres.
De l’extrémité de la cave venait un
halètement coupé de sanglots ; les frères d’Aunay gémissaient d’une seule
voix.
Nogaret se pencha sur eux. Les deux
visages avaient une étrange ressemblance. La peau était du même gris, avec des
traînées humides, et les cheveux, collés par la sueur et le sang, révélaient la
forme des crânes. Un tressaillement accompagnait la plainte continue qui
sortait des lèvres déchirées.
Gautier et Philippe d’Aunay avaient
été des enfants, puis de jeunes hommes heureux. Ils avaient vécu pour leurs
désirs et leurs plaisirs, leurs ambitions, leurs vanités. Ils s’étaient, comme
tous les garçons de leur rang, entraînés au métier des armes ; mais ils
n’avaient jamais souffert que de petits maux ou de ceux que s’invente l’esprit.
Hier encore, ils faisaient partie du cortège de la puissance, et toutes les
espérances leur semblaient légitimes. Une seule nuit avait passé ; ils
n’étaient plus rien maintenant que des bêtes brisées, et, s’ils pouvaient encore
souhaiter quelque chose, ils souhaitaient l’anéantissement.
Sans qu’aucune pitié non plus
qu’aucun dégoût se marquassent sur ses traits, Nogaret observa un moment les
deux jeunes gens, se redressa. La souffrance des autres, le sang des autres,
les insultes de ses victimes, leur haine ou leur désespoir, ne l’atteignaient
pas. Cette insensibilité qui était une disposition naturelle l’aidait à servir
les intérêts supérieurs du royaume. Il avait la vocation du bien public comme
d’autres ont la vocation de l’amour.
Une vocation, c’est le nom noble
d’une passion. Cette âme de plomb et de fer ne connaissait ni doute ni limites
lorsqu’il s’agissait de satisfaire à la raison d’État. Les individus comptaient
pour rien à ses yeux, et lui-même se comptait pour peu.
Il y a dans l’Histoire une
singulière lignée, toujours renouvelée, de fanatiques de l’ordre. Voués à une
idole abstraite et absolue, pour eux les vies humaines ne sont d’aucune valeur
si elles attentent au dogme des institutions ; et l’on dirait qu’ils ont
oublié que la collectivité qu’ils servent est composée d’hommes.
Nogaret torturant les frères d’Aunay
n’entendait pas leurs plaintes ; il réduisait des causes de désordre.
— Les Templiers ont été plus
durs, dit-il seulement.
Encore n’avait-il eu pour l’assister
que les tourmenteurs locaux et non ceux de l’Inquisition de Paris.
Ses reins étaient lourds et une
douleur lui barrait le dos. « C’est le froid », pensa-t-il.
Il fit fermer les soupiraux et
s’approcha du trépied où la braise vivait encore. Il étendit les mains, les
frotta l’une contre l’autre, puis se massa les reins en grognant.
Les deux tourmenteurs, toujours
appuyés au mur, semblaient somnoler.
À la table étroite où il avait écrit
lui-même toute la nuit – car le roi avait souhaité qu’il n’eût pas de secrétaire
ni de greffier – il collationna les feuillets de l’interrogatoire, les
rangea dans une chemise de vélin. Puis, avec un soupir, il se dirigea vers la
porte et sortit.
Alors les tourmenteurs vinrent à
Gautier et à Philippe d’Aunay qu’ils essayèrent de mettre debout. Comme ils ne
pouvaient y parvenir, ils prirent dans leurs bras, ainsi qu’on prend des
enfants malades, ces corps qu’ils avaient torturés et les portèrent jusqu’au
cachot voisin.
Le vieux château de Pontoise, qui ne
servait plus que de capitainerie et de prison, se trouvait à une demi-lieue
environ de la résidence royale de Maubuisson. Nogaret franchit cette distance à
pied, escorté de deux sergents de la prévôté. Il marchait rapidement, dans
l’air froid du matin chargé des parfums de la forêt humide.
Sans répondre au salut des archers,
il traversa la cour de Maubuisson et pénétra dans le logis, n’accordant
attention ni aux chuchotements sur son passage, ni aux airs de veillée
mortuaire des chambellans et des gentilshommes dans la salle des gardes.
— Le roi, demanda-t-il.
Un écuyer se précipita pour le
guider
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