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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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pendant lesquelles il avait administré le sort de millions d’hommes, et
imposé son influence à l’Europe entière.
    Et brusquement cette suite
d’événements, de problèmes, de conflits, de décisions, lui parut comme
étrangère à sa propre vie, à son propre destin. Une autre lumière éclairait ce
qui avait fait le travail de ses jours et le souci de ses nuits.
    Car il découvrait soudain ce que les
autres pensaient et écrivaient de lui ; il se voyait de l’extérieur.
Nogaret avait gardé des lettres d’ambassadeurs, des minutes d’interrogatoires,
des rapports de police. Toutes ces lignes faisaient apparaître un portrait du
roi que celui-ci ne reconnaissait pas, l’image d’un être lointain, dur,
étranger à la peine des hommes, inaccessible aux sentiments, une figure
abstraite incarnant l’autorité au-dessus et à l’écart de ses semblables. Plein
d’étonnement, il lisait deux phrases de Bernard de Saisset, cet évêque qui
avait été à l’origine de la grande querelle avec Boniface VIII :
« Il a beau être le plus bel homme du monde, il ne sait que regarder les
gens sans rien dire. Ce n’est ni un homme ni une bête, c’est une statue. »
    Et il lut aussi ces mots, d’un autre
témoin de son règne : « Rien ne le fera ployer, c’est un roi de
fer. »
    — Un roi de fer, murmura
Philippe le Bel. Ai-je donc su si bien cacher mes faiblesses ? Comme les
autres nous connaissent peu, et comme je serai mal jugé !
    Un nom rencontré le fit se souvenir
de l’extraordinaire ambassade qu’il avait reçue tout au début de son règne.
Rabban Kaumas, évêque nestorien chinois, était venu lui proposer de la part du
grand Khan de Perse, descendant de Gengis Khan, la conclusion d’une alliance,
une armée de cent mille hommes et la guerre contre les Turcs.
    Philippe le Bel avait alors vingt
ans. Quelle griserie, pour un jeune homme, que la perspective d’une croisade où
participeraient l’Europe et l’Asie, quelle entreprise digne d’Alexandre !
Ce jour-là pourtant, il avait choisi une autre voie. Plus de croisades, plus
d’aventures guerrières ; c’était sur la France et la paix qu’il avait
résolu d’exercer ses efforts. Avait-il eu raison ? Quelle eût été sa vie,
et quel empire eût-il fondé s’il avait accepté l’alliance avec le Khan de
Perse ? Il rêva, un instant, d’une gigantesque conquête des terres
chrétiennes qui aurait assuré sa gloire dans la suite des siècles… Mais
Louis VII, mais Saint Louis avaient poursuivi de semblables rêves, qui
s’étaient tournés en désastres.
    Il revint au réel, souleva une
nouvelle pile de parchemins. Sur le dossier, il lisait une date : 1305.
C’était l’année de la mort de son épouse la reine Jeanne, qui avait apporté la
Navarre au royaume, et à lui le seul amour qu’il eût connu. Il n’avait jamais
désiré d’autre femme ; depuis neuf ans qu’elle était disparue, il n’en
avait plus regardé d’autre. Or, à peine avait-il dépouillé l’habit de deuil,
qu’il devait affronter les émeutes. Paris, soulevé contre ses ordonnances, le
forçait à se réfugier au Temple. Et l’année suivante, il faisait arrêter ces
mêmes Templiers qui lui avaient fourni asile et protection… Nogaret avait
conservé ses notes concernant la conduite du procès.
    Et maintenant ? Après tant
d’autres, le visage de Nogaret allait s’effacer du monde. Il ne restait de lui
que ces liasses d’écriture, témoignages de son labeur.
    « Que de choses promises à
l’oubli dorment ici, pensa le roi. Tant de procédures, de tortures, de morts…»
    Les yeux fixes, il méditait.
    « Pourquoi ? se
demandait-il encore. Pour quelle fin ? Où sont mes victoires ?
Gouverner est une œuvre qui ne connaît point d’achèvement. Peut-être n’ai-je
que quelques semaines à vivre. Et qu’ai-je fait qui soit assuré de durer après
moi…»
    Il ressentait la grande vanité
d’agir qu’éprouve l’homme assailli par l’idée de sa propre mort.
    Marigny, le poing sous son large
menton, restait immobile, inquiet de la gravité du roi. Tout était relativement
aisé au coadjuteur dans l’exercice de ses charges et tâches, sauf de comprendre
les silences du souverain.
    — Nous avons fait canoniser mon
grand-père le roi Louis par le pape Boniface, dit Philippe le Bel ; mais
était-il vraiment un saint ?
    — Sa canonisation était utile
au royaume, Sire, répondit Marigny. Une famille de rois

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