Le Roi de l'hiver
en
rampant. » Je piochai dans ma bourse pour lui donner une pièce.
« Nous parlerons de mon départ le moment venu.
— Tu es
un homme mort. Seigneur, me prévint-il une dernière fois, dès l’instant où tu
auras franchi le bras de mer.
— La mort
ne sait pas comment me prendre », répondis-je comme un bravache écervelé,
puis j’ordonnai aux rameurs de me conduire par-delà les eaux tumultueuses.
Quelques coups de rames suffirent, puis le bateau échoua sur une rive de boue
en pente. Nous rejoignîmes la voûte d’entrée du premier mur, où les deux
rameurs levèrent la barre, écartèrent les battants et se reculèrent pour me
laisser passer. Un seuil noir marquait la frontière entre ce monde et l’autre.
Sitôt que j’aurais franchi la poutre noircie, je serais compté pour mort.
L’espace d’une seconde, mes peurs me firent hésiter, puis j’avançai.
Les portes se
refermèrent bruyamment dans mon dos. Je frémis.
Je me
retournai pour inspecter la muraille. Elle était de trois mètres de haut. Une
barrière de pierre lisse, du travail soigné, comme savaient faire les Romains,
sans la moindre prise. Le mur était couronné d’une palissade-fantôme de crânes
pour écarter les âmes mortes du monde des vivants.
J’adressai des
prières aux Dieux. J’en récitai une à Bel, mon protecteur attitré, et une autre
à Manawydan, le Dieu de la Mer, qui avait sauvé Nimue jadis, puis je longeai la
digue jusqu’à l’endroit où le deuxième mur barrait la route. Une grossière
digue de pierres polies par la mer, coiffée, tout comme le premier mur, d’une
rangée de crânes humains. Je descendis les marches pour passer de l’autre côté.
À ma droite, à l’ouest, de grandes vagues se brisaient sur les galets ; à
ma gauche, la baie peu profonde et calme était inondée de soleil. Quelques
bateaux de pêche s’affairaient dans la baie, mais tous se tenaient bien à
l’écart de l’île. Devant moi, se dressait le troisième mur. Je ne voyais homme
ni femme qui vive. Des goélands s’élevaient au-dessus de moi, dont les cris se
perdaient dans le vent d’ouest. Les bords de la digue étaient couverts de
goémon déposé par les marées.
J’étais
effrayé. Depuis qu’Arthur était revenu en Bretagne, j’avais affronté
d’innombrables murs de boucliers et je ne sais combien d’hommes dans la
bataille, mais dans aucun de ces combats, pas même dans Benoïc en feu, je
n’avais ressenti une peur pareille au froid qui m’étreignit le cœur à cet
instant. Je m’arrêtai pour me retourner vers les douces collines verdoyantes de
la Dumnonie et le petit village de pêcheurs dans la baie orientale. Recule
maintenant, pensai-je, recule ! Nimue y avait séjourné une année pleine et
je doutais que beaucoup d’âmes survécussent longtemps dans l’Ile des Morts, à
moins qu’elles ne fussent à la fois sauvages et puissantes. Et même si je la
retrouvais, elle serait folle. Elle ne pourrait partir d’ici. C’était son
royaume, l’empire de la mort. Recule, recule ! répétai-je pour m’encourager,
mais je sentis battre la cicatrice de ma paume gauche et je me dis que Nimue
vivait.
Un ricanement
satanique me fit sursauter. Me retournant, je vis un personnage noir et
loqueteux cabrioler au sommet du troisième mur, puis la silhouette disparut de
l’autre côté du mur et j’implorai les Dieux de me donner de la force. Nimue
avait toujours su qu’elle souffrirait les Trois Blessures, et la cicatrice de
ma main gauche était pour elle l’assurance que je l’aiderais à franchir les
épreuves. J’avançai.
J’escaladai le
troisième mur – encore une digue de pierres grises et lisses – et
aperçus une volée de marches rudimentaires qui descendaient vers l’île. Au pied
des marches traînaient quelques paniers vides ; à l’évidence le moyen pour
les vivants de donner du pain et de la viande salée à leurs parents morts. Le
loqueteux s’était évanoui, ne laissant que la colline, se dressant au-dessus de
moi, et un enchevêtrement de ronces de part et d’autre d’une route caillouteuse
qui menait vers le flanc ouest de l’île, où je devinais un groupe de bâtiments
en ruines au pied de la grande colline. L’île était immense. Du troisième mur,
il fallait deux heures à un homme pour rejoindre la pointe sud, où la mer
bouillonnait, et autant pour escalader l’arête de rochers reliant la côte ouest
à la côte est.
Je suivis la
route.
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