Le Roi de l'hiver
hésita puis posa une main fragile sur mon bras. « Il
y a encore une chose que je dois te dire, Seigneur Derfel. » Il
s’exprimait d’une voix basse et douce. « Merlin était à Ynys Wydryn la
semaine dernière.
— Avec
Nimue ? » demandai-je impatiemment.
Il secoua la
tête. « Il n’y est jamais allé pour elle, Derfel. Il est parti dans le
nord, mais où et pourquoi, nul ne le sait. »
Je sentis
palpiter la cicatrice de ma main gauche.
« Et
Nimue ? demandai-je, redoutant d’apprendre la réponse.
— Toujours
sur l’île, si elle vit encore. » Il
s’interrompit. » Désolé. »
Je parcourus
des yeux la salle bondée. Merlin savait-il ce qu’il en était de Nimue ? Ou
avait-il préféré l’abandonner parmi les morts ? Si grande que fût
l’affection que je lui portais, je me disais parfois que Merlin pouvait être
l’homme le plus cruel au monde. S’il avait séjourné à Ynys Wydryn, il avait dû
savoir où Nimue était retenue, et pourtant il n’avait rien fait. Il l’avait
laissée chez les morts, et soudain mes craintes se réveillèrent, poussant au
fond de moi des cris perçants pareils aux hurlements des enfants mourants
d’Ynys Trebes. J’étais glacé. L’espace de quelques secondes je ne pus bouger ni
dire un mot, puis je regardai Bedwin. « Si je ne reviens pas, c’est
Galahad qui conduira mes hommes dans le nord.
— Derfel ! »
Il me prit par le bras. « Personne ne revient de l’Ile des Morts.
Personne !
— Qu’importe ? »
Car si toute la Dumnonie était perdue, quelle importance ? Et Nimue
n’était pas morte, je le savais par les palpitations de ma main. Et si Merlin
n’en avait rien à faire, moi, je me souciais de Nimue plus que de Gorfyddyd ou
d’Aelle ou que ce minable de Lancelot qui ambitionnait de rejoindre les élus de
Mithra. Même si jamais elle ne m’aimerait, j’aimais Nimue, et j’avais juré de
la protéger.
Ce qui voulait
dire que je devais aller où Merlin n’irait point. Je devais aller à l’Ile des
Morts.
*
L’île se
trouve à quelques lieues seulement, au sud de Durnovarie, pas plus d’une petite
matinée de marche mais, vu ce que j’en savais, elle aurait pu aussi bien être
sur la face cachée de la lune !
Je savais que
ce n’était pas vraiment une île, mais une péninsule de roche dure et pâle, au
bout d’une chaussée longue et étroite. Les Romains y avaient creusé des
carrières, mais nous exploitions leurs bâtiments plutôt que nous ne creusions
la terre, et les carrières avaient donc été délaissées. L’île était restée
déserte. Elle était devenue une prison. Trois murs furent construits en travers
de la chaussée, et des gardes postés : nous reléguions sur l’île ceux que
nous voulions châtier. Avec le temps, nous y expédiâmes d’autres
personnes : les hommes et les femmes qui n’avaient plus tous leurs esprits
et qui ne pouvaient vivre en paix parmi nous. C’étaient les fous furieux,
envoyés dans un royaume où ne vivait aucun être sain d’esprit et où leurs âmes
hantées par le démon ne pouvaient menacer les vivants. Les druides prétendaient
que l’île était le domaine de Crom Dubh, le sinistre Dieu estropié, les
chrétiens assuraient que c’était le strapontin du Diable ici-bas, mais tous en
étaient d’accord : les hommes et les femmes envoyés par-delà les murs
étaient des âmes perdues. Ils étaient morts quand bien même leurs corps
vivaient encore, et lorsque ceux-ci s’éteignaient les démons et les esprits
malins étaient piégés sur l’île et ne pouvaient donc jamais revenir hanter les
vivants. Les familles conduisaient leurs fous jusqu’à l’île et là, au troisième
mur, les livraient aux horreurs inconnues qui les attendaient à l’extrémité de
la chaussée. Puis, de retour sur la terre ferme, la famille célébrait les
funérailles du parent perdu. Tous les fous n’étaient pas envoyés sur l’île.
D’aucuns étaient touchés par les Dieux et donc sacrés, et certaines familles
gardaient leurs fous enfermés comme Merlin avait parqué le malheureux
Pellinore, mais quand les Dieux qui visitaient le fou étaient malfaisants, la
place de l’âme captive était dans l’île.
La mer
entourait l’île d’un cercle d’écume blanche. Vers le large, même par temps
calme, un grand maelström de tourbillons et d’eaux tourmentées recouvrait
l’endroit où l’antre de Cruachan menait aux Enfers. Les embruns
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