Le Roman d'Alexandre le Grand
rouges, le regard hébété. Elle serrait contre sa poitrine le corps
inerte de son enfant. La tête et les bras du petit pendaient, et l’on pouvait
deviner à la couleur bleuâtre de ses membres qu’il était déjà en train de se
décomposer.
Les vêtements de la jeune femme
étaient déchirés et ses cheveux tachés de sang coagulé ; son visage, ses
bras et ses jambes couverts de bleus et de contusions. La pièce baignait dans
une odeur écœurante de sueur, d’urine et de putréfaction.
Alexandre baissa les yeux. Un
instant, il revit Eurydice au sommet de sa splendeur, assise auprès du roi, son
père : aimée, gâtée, jalousée de tous. Il sentit l’horreur lui monter au
cerveau, la rage gonfler sa poitrine et les veines de son cou.
Il se tourna vers Eumène et lui
demanda d’une voix brisée par la colère : « Qui est le
coupable ? »
Eumène baissa la tête en silence.
Alexandre hurla encore :
« Qui est le coupable ?
— Je ne sais pas.
— Qu’on s’occupe d’elle
immédiatement ! Fais appeler Philippe, mon médecin, et dis-lui de la
soigner. Qu’il lui prépare quelque chose pour qu’elle puisse se reposer…
dormir. »
Il s’apprêtait à repartir quand
Eumène le retint : « Elle refuse de se séparer de son enfant. Que
devons-nous faire ? »
Alexandre s’immobilisa et se tourna
vers la jeune femme qui se recroquevilla encore plus, tel un animal terrorisé.
Il s’agenouilla devant elle en la
fixant, penchant légèrement la tête sur son épaule comme pour atténuer la
puissance de son regard et l’entourer d’un halo de compassion. Puis il tendit
la main et caressa doucement sa joue.
Eurydice ferma les yeux, renversa la
tête contre le mur. Elle émit un profond soupir de douleur.
En tendant les bras, Alexandre
murmura : « Donne-le-moi, Eurydice, donne-moi le petit. Il est
fatigué, ne le vois-tu pas ? Nous devons le coucher. »
Deux grosses larmes roulèrent sur
les joues de la jeune femme et s’attardèrent à la commissure de ses lèvres.
Elle chuchota : « Coucher… », puis dénoua ses bras.
Alexandre s’empara délicatement du
nouveau-né, comme s’il était vraiment endormi, puis il sortit dans le couloir.
Une femme, convoquée par Eumène,
arriva sur ses entrefaites. « Je m’en occupe, sire », dit-elle.
Alexandre déposa le petit corps dans ses bras et lui ordonna :
« Mets-le aux côtés de mon père. »
« Pourquoi ? hurla-t-il en
ouvrant la porte. Pourquoi ? »
La reine Olympias se dressa devant
lui et planta ses yeux de feu dans les siens : « Ainsi, tu oses
entrer armé dans mes appartements !
— Je suis le roi des
Macédoniens ! s’écria Alexandre. Et je vais où il me plaît ! Pourquoi
as-tu tué cet enfant et pourquoi t’es-tu acharnée d’une façon aussi barbare sur
sa mère ? Qui t’a donné le droit de faire une chose pareille ?
— Tu es le roi des Macédoniens
parce que l’enfant est mort, répondit Olympias d’une voix impassible. N’est-ce
pas ce que tu voulais ? As-tu oublié tes tourments lorsque tu craignais
d’avoir perdu les faveurs de Philippe ? As-tu oublié ce que tu as dit à
Attale, le jour du mariage de ton père ?
— Je ne l’ai pas oublié, mais
je ne tue pas les enfants et je ne m’acharne pas sur des femmes sans défense.
— Il n’y a pas d’autre choix
pour un roi. Un roi est seul, et aucune loi ne dit qui doit succéder à Philippe
sur le trône. Un groupe d’aristocrates aurait pu prendre l’enfant sous sa tutelle
et décider de gouverner en son nom jusqu’à sa majorité. Si cela s’était
produit, qu’aurais-tu fait ?
— Je me serais battu pour
conquérir le trône !
— Et combien d’hommes aurais-tu
tué ? Réponds ! Combien de veuves auraient pleuré leurs maris, et
combien de mères leurs fils décédés précocement, combien de champs auraient été
brûlés et détruits, combien de villages et de villes mis à sac et
incendiés ? Et pendant ce temps, un empire bâti avec autant de sang et
autant de destructions serait allé à la ruine. »
Alexandre se reprit, son visage
s’assombrit comme si les massacres et les deuils que sa mère avait évoqués
pesaient maintenant sur son esprit.
« Le destin veut que les choses
en aillent ainsi, répliqua-t-il. Le destin veut que l’homme supporte les blessures,
les maladies, les souffrances et la mort avant de s’enfoncer dans le néant.
Mais il relève de son pouvoir et de son choix
Weitere Kostenlose Bücher