Le Roman d'Alexandre le Grand
coupure
définitive et revêtait des allures de présage : ils avaient l’impression
d’abandonner leur patrie, peut-être à jamais.
La soirée venait de commencer quand
Alexandre abandonna les réjouissances. Il se sentait étourdi par le vin
chypriote et gêné par l’audace croissante de Campaspé, qui mangeait et buvait
de la main gauche, elle qui était droitière, sa main droite étant occupée
ailleurs.
Il ordonna qu’on lui amène Bucéphale
et s’éloigna au galop : il voulait profiter de l’air printanier et de la
lumière de la lune qui était à ce moment-là en train de se lever.
Dix hommes de sa garde personnelle
lui avaient aussitôt emboîté le pas, mais ils avaient du mal à suivre
Bucéphale, qui empruntait le sentier menant au mont Latmos sans montrer le
moindre signe d’essoufflement.
Alexandre chevaucha longtemps. Puis,
quand il vit que son cheval se couvrait de sueur, il le mit au pas. Le haut
plateau s’ouvrait devant lui, parsemé de petits villages et d’habitations
isolées appartenant probablement à des paysans et des bergers. Selon leur
habitude, les hommes de la garde surveillaient leur roi à une distance
respectable.
De temps à autre, Alexandre
distinguait au loin des patrouilles de cavaliers macédoniens, qui provoquaient
l’aboiement des chiens dans les fermes ou l’envol des oiseaux, dérangés dans
leur repos nocturne. Son armée s’apprêtait à prendre possession de l’Anatolie,
royaume incontesté d’anciennes communautés tribales.
Soudain, il aperçut des signes
d’effervescence sur la route qui conduisait à la petite ville d’Alinda :
un groupe de cavaliers accourait à la lueur des flambeaux en s’interpellant et
se querellant.
Il s’empara de son chapeau
macédonien à larges bords, fixé à son étrier, s’enveloppa dans son manteau et
se dirigea vers eux.
Les cavaliers avaient arrêté une
charrette qu’escortaient deux hommes armés. Ceux-ci brandissaient leurs lances
et refusaient de laisser descendre les occupants du véhicule.
Alexandre rejoignit l’officier
macédonien qui commandait le détachement et lui fit un signe. L’homme eut une
expression d’agacement, mais il remarqua bientôt, à la faveur de la lumière
bleutée, l’étoile en forme de bucrane sur le front de Bucéphale. Il reconnut
son roi.
« Sire, mais qu’est-ce
que… »
D’un geste, Alexandre l’invita à
baisser le ton. Puis il l’interrogea : « Que se passe-t-il ?
— Mes soldats ont arrêté ce
véhicule. Nous aimerions savoir qui en sont les occupants, et pourquoi il se
déplace sous escorte à cette heure de la nuit.
— Fais reculer tes cavaliers et
explique aux gardes qu’ils n’ont rien à craindre car il ne sera fait aucun mal
à ces voyageurs s’ils acceptent de se montrer. »
L’officier s’exécuta, mais les
membres de l’escorte refusèrent d’entendre raison. C’est alors qu’une voix
féminine s’échappa de derrière le rideau. « Attendez, ils ne comprennent
pas le grec…
Une femme voilée sauta à terre d’un
mouvement gracile en s’appuyant sur le marchepied. Alexandre demanda à
l’officier de l’éclairer au moyen de sa torche, avant de s’approcher.
« Qui es-tu ? Pourquoi
voyages-tu en pleine nuit en compagnie d’hommes armés ? Qui est avec
toi ? »
La femme écarta son voile, offrant
au souverain un visage d’une beauté impressionnante, deux grands yeux sombres
bordés de grands cils, des lèvres charnues bien dessinées, et surtout un port
fier et digne, à peine altéré par un léger tremblement.
« Je me nomme… Mithrianès,
répondit-elle d’une voix hésitante. Vos soldats ayant occupé ma demeure et mes
terres, à pied du mont Latmos, j’ai décidé de rejoindre mon époux Pruse, en
Bithynie. »
Alexandre jeta un coup d’œil à
l’officier, et celui-ci demanda : « Qui se trouve dans la
charrette ?
— Mes enfants », expliqua
la femme avant d’appeler deux adolescents d’une grande beauté.
L’un d’eux ressemblait beaucoup à sa
mère, l’autre était très différent : il avait des yeux bleu-vert et des
cheveux blonds.
Le roi les examina attentivement.
« Comprennent-ils le grec ?
— Non », répondit la
femme. Mais Alexandre intercepta le regard qu’elle lançait à ses enfants et qui
semblait vouloir dire : « Laissez-moi agir. »
« Ton époux ne doit pas être
perse, à en juger par les yeux et la chevelure de ce jeune
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